L’affaire sera jugée ce 12 juin devant la cour d’appel du Québec et pourrait se retrouver aussi devant la cour européenne des droits de l’homme. L’Association canadienne des libertés civiles (CCLA) suit de près ce dossier.


Jugé et acquitté définitivement en 2011 en Algérie pour deux affaires de trafic de drogue, dont les faits se sont déroulés en France dans les années 1990, Abdelhakim Bouarfa, un Algéro-Canadien, crie à l’injustice. Du fond de sa cellule de la prison de Rivière des Praries à l’est de Montréal, il dénonce l’acharnement de l’Etat français qui demande son extradition du Canada pour purger deux peines prononcées contre lui en France dans les mêmes affaires. Il en appelle même au président Abdelaziz Bouteflika pour «défendre l’honneur de l’Algérie» dans cette histoire. Malgré la convention judiciaire algéro-française, qui autorise l’Algérie et la France à ne pas extrader leurs ressortissants et à les juger là où ils sont, la France «fait fi de tout cela et bafoue la souveraineté de l’Algérie» et continue à utiliser des «moyens détournés pour ne pas appliquer la décision algérienne», explique son avocat canadien, maître Alexandre Bergevin.

Abdelhakim Bouarfa a vécu en France sa jeune enfance. Il émigre au Canada en 1990, après quelques mois passés aux Emirat arabes unis. Au Canada, ses affaires prospèrent. Il investit dans l’immobilier dont une résidence pour personnes âgées au nord de Montréal.
En 1993, il est condamné par défaut à 15 ans de prison par le tribunal de Lyon pour association de malfaiteurs et trafic de stupéfiants.
En 1996, le même tribunal le condamne par défaut à 10 ans de prison ferme pour une autre affaire liée à la drogue.
Pendant ce temps-là, cet originaire de l’Ouest algérien vit toujours au Canada. Il ne sera pas inquiété, malgré un mandat d’arrêt européen, jusqu’en 2008. En mars de la même année, il prend l’avion pour Alger. Le Canada ne l’arrête pas malgré l’existence du mandat européen.

Il sera arrêté en Algérie en vertu de ce même mandat. Deux ténors du barreau algérien, maîtres Farouk Ksentini et Samir Sidi Saïd, le défendront dans tout le processus judiciaire lancé contre lui par l’Algérie au nom de la France. Cette dernière collabore avec les autorités algériennes et transmet les dossiers des deux affaires. Abdelhakim Bouarfa passera une année et demi à la prison d’El Harrach ; le temps qu’ont pris les procédures judiciaires. Ses avocats plaideront la prescription pour l’affaire de 1993 et le non-lieu pour celle de 1996. La chambre d’accusation accorde la prescription pour le dossier de 1993 et ordonne la tenue d’un procès pour celui de 1996. En octobre 2009, la justice algérienne le blanchit. Le procureur fait appel au nom de la France.


 

La justice française a-t-elle tout dit aux Canadiens ?


Abdelhakim Bouarfa, fort de ce jugement d’une justice d’un Etat souverain, se fait délivrer un passeport canadien pour rentrer à Montréal. Le bureau d’Interpol à Alger lui confirme l’annulation du mandat d’arrêt international. Il prend l’avion pour Montréal. «En arrivant à Montréal et en regardant du hublot, j’ai vu sur le tarmac les véhicules de la GRC (la Gendarmerie royale du Canada) et là j’ai compris qu’ils étaient venus m’accueillir», nous affirme-t-il lors d’un entretien téléphonique.
Les Français avaient été informés de son arrivée au Canada juste après sa demande d’établissement de passeport canadien et ils ont réactivé le mandat d’arrêt international relatif aux deux affaires pour lesquelles il a déjà été acquitté en Algérie – en collaboration avec la France. Une demande jugée «tyrannique» par son avocat canadien, maître Alexandre Bergevin. Selon Abdelhakim Bouarfa, «aucun juge n’a voulu se saisir de son affaire et c’est au ministre canadien de la Justice, Rob Nicholson, qu’est revenue la tâche de statuer sur mon cas». 

Ce dernier signe un arrêté d’extradition qui a été porté devant la justice canadienne. Elle aura à décider si «l’extradition de Abdelhakim Bouarfa est injuste et tyrannique et/ou contraire au principe de justice fondamentale».  
Pendant ce temps, la Cour suprême en Algérie confirme définitivement l’acquittement de l’Algéro-Canadien en octobre 2011.
Son avocat est convaincu de l’injustice de la décision d’extradition. «La France prend l’Algérie pour une république bananière, affirme-t-il, et accepte uniquement les verdicts qui l’arrangent.»  Maître Samir Sidi Saïd estime que «la justice française viole la convention judiciaire qui lie l’Algérie à la France depuis 1964. Nous demandons à l’Etat algérien d’intervenir auprès de la France pour arrêter cet acharnement qui ne dit pas son nom. M. Bouarfa a été jugé par la justice algérienne. La France agit en totale contradiction avec le principe du Ne Bis In Idem (nul ne peut être poursuivi pour des faits pour lesquels il a déjà été jugé)».

La France affirme que sa collaboration avec la justice algérienne n’a été que pour l’affaire de 1996. Or, selon l’acte d’accusation de la cour d’Alger et dont El Watan détient une copie, la justice française a transmis «un dossier qui contenait les deux affaires : 1993 et 1996». Une affirmation que confirme une correspondance entre l’ambassade de France à Alger et le ministère algérien des Affaires étrangères en date du 8 février 2009 et dont El Watan détient une copie. Dans ce dossier de dénonciation, il y est clairement stipulé que Abdelhakim Bouarfa est accusé, entre autres, «d’association de malfaiteurs». Cette accusation ne se trouve que dans le dossier de 1993. Ce qui contredit les déclarations des autorités françaises au ministre canadien.

Abus de procédure


Les Français ont affirmé au ministre canadien que «seulement les faits et les éléments de preuve afférents à la déclaration de culpabilité de 1996 avaient été communiqués», affirme le ministre canadien dans une correspondance avec maître Alexandre Bergevin. Pour ce dernier, c’est la preuve d’un abus de procédure et de la mauvaise foi des autorités françaises.
Finalement, pour le ministre canadien, il n’y a aucun doute que s’il avait à choisir entre l’Algérie et la France, il opterait pour cette dernière. «A mon avis, il n’existe aucun fondement pour donner à l’acquittement prononcé en Algérie préséance sur les déclarations de culpabilité inascrite en France», explique-t-il dans sa correspondance. Pour maître Samir Sidi Saïd, «c’est bizarre que le ministre canadien agit en avocat de la France».

L’affaire sera jugée ce 12 juin devant la cour d’appel du Québec. Maître Alexandre Bergevin est prêt à aller en Cour suprême du Canada. L’affaire pourrait se retrouver aussi devant la cour européenne des droits de l’homme. Enfin, on apprend que l’Association canadienne des libertés civiles (CCLA) est intéressée par cette affaire. On se rappelle que la CCLA a soutenu le Canadien d’origine syrienne Mahrer Arar accusé à tort de terrorisme. Il sera finalement indemnisé par le gouvernement canadien qui lui a versé 11 millions de dollars. 


Source: El Watan - 10 juin 2012

Chronologie :
- 1989 : il quitte la France pour les Emirats arabes unis où il demeure 8 mois.
- 1990 : il émigre au Canada.
- 1993 (juillet) : il est condamné par défaut à 15 ans de prison ferme par le tribunal de Lyon (France) pour une affaire de drogue et association de malfaiteurs.
- 1996  (juin) : il est condamné par défaut à 10 ans de prison ferme par le tribunal de Lyon (France) pour une affaire de drogue, en application de la convention judiciaire entre l’Algérie et la France datant de 1964. Elle permet à l’Algérie et à la France de juger leurs ressortissants pour tout crime commis sur le territoire de l’autre.
- 2008 (mars) : il prend le vol Montréal-Alger.
A sa descente d’avion, il est arrêté par la police algérienne en vertu d’un mandat d’arrêt européen datant de 2004 émis par la France (tribunal de Lyon) relatif à la condamnation de  1996. Il est mis en détention préventive (prison d’El Harrach).
- 2009 (février) : l’ambassade de France en Algérie envoie un dossier de dénonciation officielle au ministère algérien des Affaires étrangères. Il y est stipulé que Abdelhakim Bouarfa est poursuivi pour, entre autres, «association de malfaiteurs» en relation avec l’affaire de 1993 (voir copie de la lettre).
- 2009 (mars) : La justice algérienne constate qu’il y a deux condamnations (1993 et 1996).
- 2009 (juin) : ses avocats maître Farouk Ksentini et Samir Sidi Saïd plaident le non-lieu pour prescription. La chambre d’accusation ordonne la tenue d’un procès pour l’affaire de 1996 et un non-lieu (prescription) pour l’affaire de 1993.
- La convention d’extradition entre l’Algérie et la France stipule que les deux pays n’extradent pas leurs ressortissants. Il sera jugé en Algérie (article 12 de la convention).
- 2009 (octobre) : il est acquitté des  chefs d’accusation contenu dans le dossier de 1996. Le procureur général fait appel du jugement.
- 2009 (décembre) : le bureau d’Interpol à Alger lui confirme l’annulation du mandat d’arrêt international.
- 2010 (août) : il prend un vol Alger-Montréal. A l’arrivée, il est arrêté à l’intérieur de l’avion par la police canadienne  pour qu’il soit extradé vers la France qui le réclame. La France veut le juger pour les affaires de 1993 et 1996  pour lesquelles il a été acquitté en Algérie.
- 2010 (novembre) : il est incarcéré à la prison de Rivières de Prairie à Montréal.
2011 (juillet) : le ministre canadien de la Justice, Rob Nicholson, signe l’arrêté d’extradition de Bouarfa vers la France.
- Le ministre canadien de la Justice déclare que la justice française lui a affirmé qu’elle n’a jamais transmis l’affaire de 1993 à la justice algérienne (en totale contradiction avec le dossier envoyé à l’Algérie en octobre 2009).
- 2011 (octobre) : la Cour suprême (Algérie) confirme le jugement d’octobre 2009. L’acquittement est définitif.
- 12 juin 2012 : la cour d’appel du Québec statuera sur une demande d’annulation de l’arrêté d’extradition et la libération d’Abdelhakim Bouarfa.
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Source : acte d’accusation (cour d’Alger),  documentation de maître Alexandre Bergevin