La communauté musulmane a été frappée de plein fouet par un acte lâche et barbare. Après, la stupeur et la douleur une question fondamentale s’impose. Comment un tel acte a pu être commis dans un pays réputé mondialement pour son ouverture d’esprit, son paisible vivre ensemble et la générosité de sa politique d’immigration et d’insertion sociale et économique.

Un pays qui est resté toujours sourd aux relents racistes et fascistes qui envahissent la vieille Europe ou récemment son voisin du Sud. Le retour sur le contexte politico-social d’avant-attentat, le processus de la montée de l’islamophobie et l’apport négatif des discours haineux et irresponsables d’une certaine élite et médias québécois nous offrent quelques éléments de compréhension.

Spécificité Canadienne et Multiculturalisme

Au moment où l’Europe édifie des barrières et se barricade derrière ses frontières, le Canada dans un geste unique et d’envergure a ouvert ses bras à des milliers de réfugiés syriens. Grâce à un volontarisme gouvernemental, une collaboration avec les associations  communautaires et une mobilisation citoyenne envers les réfugiés, le Canada a pu accueillir et installer en un temps record (4 mois) 25 000 réfugiés syriens en mettant en place un pont aérien entre les camps de réfugiés en Turquie, en Jordanie, ou au Liban et les grandes villes canadiennes. L’histoire se répétait.  Il y a plus de 60 ans, le Canada a volé au secours des réfugiés hongrois, presque dans les mêmes conditions et formes en organisant également, en un temps assez court (novembre 1956 - mars 1957),  un pont aérien pour transporter 37,000 réfugiés fuyant les répressions après l’insurrection de Budapest. Une preuve que la réaction du Canada au drame syrien n’est pas circonstancielle ou opportuniste, mais au contraire elle trouve son explication dans les racines fondatrices de ce pays.

Cette politique d'immigration s'appuie sur un autre pilier fondamental: le multiculturalisme. Le multiculturalisme est la pierre angulaire de l’organisation sociétale du pays. La politique du gouvernement fédéral consiste à reconnaître "le fait que le multiculturalisme reflète la diversité culturelle et raciale de la société canadienne et se traduit par la liberté, pour tous ses membres, de maintenir, de valoriser et de partager leur patrimoine culturel, ainsi qu’à sensibiliser la population à ce fait".

C’est en fait une forme de contrat social qui régit les relations entre les différentes communautés soudées par un idéal commun à savoir  les hauts intérêts du Canada et un vivre ensemble respectueux et dynamique basé sur la non-discrimination et le non-renoncement à leurs traditions ou religions, et le tout encadré par la Charte canadienne des droits et libertés. Cette dernière est le texte fondamental et suprême du pays, œuvre de Pierre Elliott Trudeau défunt père de l’actuel premier ministre Justin, et qui fait la spécificité du pays.  C’est d’ailleurs cette caractéristique canadienne qui a permis l'égalité des chances et l’intégration sociale et professionnelle des membres des communautés minoritaires et leur a ouvert l’accès aux plus hauts niveaux de responsabilité (haute fonction publique, députés, ministres).

L’Islam une carte politique

A l’inverse de la classe politique libérale fédéraliste, certaines élites québécoises notamment indépendantistes et droitistes ne croient pas trop à cette approche multiculturaliste et ne ratent aucune occasion pour la décrier en la présentant comme un danger pour le Québec en tant que "société distincte" du reste du Canada. Leur référence idéologique est proche de la laïcité version française qui prône un effacement des différences et l’adoption sans condition des valeurs québécoises. Tout sujet identitaire qui secoue la France (voile, burqa, place de l’Islam) est repris en chœur par les deux partis de l'opposition: le Parti Québécois (séparatiste) et la Coalition Avenir Québec (nationaliste, droite conservatrice).  Un débat identitaire qui laisse indifférent les autres provinces anglophones.

A l’instar des pays occidentaux, l’Islam est devenu le sujet refuge au Québec pour tout politicien en perte d’imagination et de crédibilité. C’est une carte maitresse qu’ils font sortir de leur manche comme épouvantail pour glaner des positions ou déstabiliser leurs opposants. Ils le placent au cœur de tout débat sans prendre les précautions pédagogique nécessaires au risque de lancer les anathèmes ou d’entretenir la confusion des propos.  

Pas besoin d’aller chercher du côté du discours enfiellé de Trump pour trouver une explication à l’acte terroriste contre la mosquée de Québec, même si le contexte s’y prête. Certains politiciens et médias locaux se sont déjà chargés depuis une dizaine années à instiller leur discours haineux et à entretenir leur obsession de stigmatisation des musulmans les faisant apparaitre comme des parias venant d’un autre temps dont les valeurs sont incompatibles voire inconciliables avec celles de la majorité québécoise.

Islamophobie rampante

Les prémices de l’islamophobie au Québec ont commencé à éclore lors du débat qui a enflammé la scène politique et médiatique suite à des faits divers liés aux accommodements religieux: l’interdiction à un sikh de porter le kirpan à l'école (la Cour suprême lui a accordé ce droit), et le givrage des fenêtres d’un gymnase utilisé par les femmes juives pour  préserver leur intimité. Des accommodements jugés de déraisonnables par certains et déclenchant un déversement de préjugés sur les immigres et faisant croire à un envahissement de pratiques et de mœurs venant d'ailleurs. Dans cette frénésie irrationnelle, même le petit village de Hérouxville de 1 280 habitants se met de la partie lui aussi en faisant adopter par son conseil municipal une charte qui frôle la bouffonnerie(1) et qui préconise entre autres aux futurs habitants : l’interdiction de lapider les femmes ou de les brûler vives (sic).

Surfant sur cette vague, Mario Dumont, un politicien sans charisme ni profondeur intellectuelle, mais opportuniste à souhait a profité malicieusement de ce débat pour se bâtir du capital politique pour son jeune parti Action Démocratique, en faisant du sujet des accommodements son cheval de bataille, ouvrant par conséquent la voie au déliement des langues xénophobes et au déversement d’inepties sur les musulmans notamment. Cette stratégie l'a amené au seuil de la porte du pouvoir sans y accéder mais a fait de lui le chef de l'opposition officielle (2).

Le Parti Libéral du Québec (parti fédéraliste) installe alors, en 2007, la "Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles" (dite "Commission Bouchard et Taylor" du nom des deux co-présidents), qui va sillonner toutes les régions de la province du Québec pour écouter et recenser les enjeux et les recommandations des citoyens. Si on fait exception de certaines personnes qui ont en fait de cette tribune un défouloir pour leurs frustrations envers tout ce qui est "l’Autre", l'exercice était utile et constructif pour trouver un moyen de vivre ensemble dans le respect et la complémentarité. Une année plus tard, la commission a publié un rapport ambitieux et équilibré qui constate qu'il n'y a pas vraiment de problème concernant la pratique des accommodements raisonnables au Québec, mais une crise de perceptions par rapport à la réalité sur le terrain. De plus, il a proposé des voies de compromis dans la conciliation des inquiétudes de la majorité et celles des minorités culturelles et religieuses.

Le gouvernement conduit par le Parti Québécois (indépendantiste), qui a pris le pouvoir aux libéraux, rouvre le débat en 2013 en élaborant la "Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l'État ainsi que d'égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d'accommodement". Le débat fut encore plus électrisant. Même si cette charte des valeurs visait toutes les religions, c’était en fait la place de l’Islam dans la société et les valeurs islamiques qui dominaient complètement le débat(3). Avec le retour en avril 2014 des libéraux au pouvoir, ce débat fut clos et le projet de loi mis aux oubliettes .

Récemment, l’enjeu identitaire a refait surface une fois encore lors des primaires du Parti Québécois (PQ) pour se choisir un autre chef après leur défaite électorale. Le candidat et futur gagnant, J-F Lisée a trouvé lui aussi dans cet enjeu un moyen inespéré de booster sa campagne moribonde à la chefferie sur le dos des musulmans.  Il n’a pas hésité à faire tout un plat pour des raisons mesquines le fait que son rival (le favori de la course) a eu l’élégance de souhaiter une bonne fin de ramadan aux musulmans. Son coup de "génie" d’AK-47 sous la burka (4) reste dans les annales des phobies politiques au point d’irriter ses collègues du parti. " Je ne peux pas cautionner qu'on fasse peur aux Québécois pour gagner des votes", a dénoncé Mme Maltais critique du PQ en matière de laïcité du parti souverainiste.

Le deuxième parti de l’opposition Coalition Avenir Québec a fait lui aussi de l’Islam son fonds de commerce afin de ne se laisser distancer par son rival le PQ et se distinguer du Parti libéral au pouvoir du Premier ministre Couillard, jugé mou sur les sujets identitaires, et cela en transposant les thèmes identitaires débattus en France (voile, burka, burkini) au Québec et en se payant des publicités mensongères sur le tchador sans retenue ou pudeur. Il a poussé le cynisme jusqu’à s’opposer à ce que l’Assemblée nationale utilise le terme «islamophobe» dans une motion pour condamner justement … l’islamophobie dans la province.

Médias poubelles

L’islamophobie s’est banalisée, au point de devenir une mode pour toute personne en quête de visibilité médiatique. Les langues se sont déliées depuis et la discrimination envers les musulmans est assumée sans complexe. Certains feuilles de choux qui s’autoproclament "journaux", des TV pâles versions de Fox News américain, et les radios dites "poubelles" assument une part de responsabilité dans cette montée islamophobe.

A chaque évènement terroriste, les interventions dans les différents médias de  pâles "experts" en religion ou en sécurité et de certains reporters de "faits divers" promus au rang d’analystes politiques ne font qu’amplifier et entretenir la confusion en écorchant de noms hirsutes, en balançant des appréciations délirantes parfois insensées sur l'Islam et en mêlant les concepts de race, de religion, de ses branches (sunnisme, chiisme) et de ses écoles juridiques ou mouvements idéologiques (salafisme, wahabisme). Certains commentateurs infatués cédaient à des pulsions enfouies plutôt qu’à l’analyse froide digne d’un universitaire, confondant ainsi par des pirouettes incultes le terrorisme et l’islam, l’islamisme et la religion. D’autres plus prétentieux allaient jusqu’à dépoussiérer la formule de Samuel Huntington "le choc des civilisations".

Des radios commerciaux en guerre pour l’audimat ne se gênaient plus de recruter les animateurs grandes-gueules les plus controversés et pas nécessairement les plus éduqués (5) et dont certains condamnés à maintes reprises pour des propos grossiers et orduriers envers des femmes ou des responsables. Aveuglés par leur haine envers l’autre, ils se souciaient peu du choix des mots ou de leur pertinence. Les raccourcis les plus simplistes sont empruntés et l’équation la plus abêtie et stéréotypée est reprise sans pudeur islam=intégrisme=terrorisme; et, aux yeux de leur ignorance crasse, tout musulman est un terroriste en puissance. Prisonniers de leur paresse intellectuelle, ils ne distinguent pas entre les bourreaux et les victimes; alors que dans le monde, les musulmans sont de loin les premières victimes de ce fléau mondial et au Canada, il est la cause des malheurs et des exils de milliers de réfugiés d’obédience musulmane.

Cette tragédie unique et ces pertes humaines ne peuvent rester vaines. Elles interpellent à un examen de conscience sincère de chacun pour préserver la spécificité canadienne de tolérance et de  vivre ensemble. La radicalisation djihadiste n’est plus désormais le seul danger qui guette les jeunes ni l’unique préoccupation majeure à la stabilité du pays. L’islamophobisation est également un risque qui  peut gangréner la cohésion sociale.  

Il est évident quand on sème la stigmatisation on ne peut récolter que la division, la haine et les drames. Heureusement que devant la bêtise humaine individuelle, il y a la bonté intrinsèque collective. La démonstration impressionnante de solidarité de la population québécoise et canadienne, les témoignages et les messages de compassion de citoyens, les obsèques grandioses (retransmis en direct par les chaines privées et publiques, drapeaux en berne,) (6) et le degré de maturité politique et de compassion sincère et noble dont ont en fait preuve les politiciens fédéraux, provinciaux et municipaux, ont été un baume sur la peine des familles et de la communauté musulmane ainsi que sur ce drame qui a ébranlé les fondements idéologiques et philosophiques sur lesquels s’est fondé ce pays de bonté, de droits, de libertés et d’humanisme .

Ali HANNAT
Énarque, Politologue
Ottawa, Canada


Notes:

1- Quelques perles de cette charte de conduite destinée aux éventuels  immigrants qui souhaitent s'installer dans cette bourgade: "vous verrez hommes et femmes y travailler côte à côte. Nous portons des chapeaux de sécurité sur les lieux de travail. Dans nos familles, ce qui est ingurgité par la bouche sert exclusivement à nourrir le corps. L’âme se nourrit autrement. Dans nos familles les garçons et les filles peuvent manger toutes sortes de viandes, fruits et légumes. Ils n’ont pas à manger exclusivement de la viande ou exclusivement des légumes. Et ils peuvent manger des deux en tout temps de l’année. Pour respecter les lois votées démocratiquement nous acceptons d’avoir notre photo sur les passeports, carte d’assurance maladie et permis de conduire".

2- Il devient animateur de télévision et de radio en 2009 jusqu'à ce jour.

3- Voir ma lettre ouverte envoyée à la Première ministre de l’époque sur le sujet http://www.ksari.com/index.php/nouvelles/n-point-de-vue/3085-lettre-ouverte-valeurs-d-egalite-dites-vous-mme-la-premiere-ministre

4 - Il préconise d’interdire la burka car on risque d'y dissimiler un AK-47

5- Des exemples d'ignorance crasse: Un de ces animateurs n’a pas cessé, durant toute son émission, d'appeler ses auditeurs à ne pas contribuer à la campagne d’aide aux victimes d'un séisme et de vociférer de préjugés racistes contre les …tahitiens (habitants de Tahiti, territoire français) alors que le tremblement de terre était en …  Haïti,  (haïtiens)

Un ancien ministre séparatiste converti à la radio s'adressant aux auditeurs: " Et ne vous croyez pas à l’abri de cette stratégie et de ce processus d’islamisation. En Europe, c’est devenu une menace réelle. Il y a même déjà des États musulmans: Bosnie, Kosovo ".

6- Ces cérémonies contrastent avec la qualité de l'accueil des cercueils des morts dans leur pays d'origine et le degré de la représentation et le statut des autorités présentes (à l'aéroport Houari Boumediene par exemple).