Lettre ouverte adressée à monsieur le P-DG de la société de radio Canada, M. Hubert T. Lacroix



Monsieur Hubert T. Lacroix
Président-directeur général
Société de Radio Canada
Montréal.


Monsieur,

Le jeudi 23 juillet 2009, entre 16h00 et 16h15, j’ai entendu le journaliste François Cormier aborder les derniers développements survenus dans l’affaire du meurtre commis à Kingston à l’encontre des quatre femmes d’origine afghane avant de conclure son intervention en affirmant, en direct à l’antenne de la radio de Radio Canada à Québec, que : «Ce genre de meurtre était commun dans certaines cultures et certaines religions».

Que l’on impute «Ce genre de meurtre» à «certaines cultures», sans aucune autre forme de précision, laissant ainsi libre cours à toutes les supputations et interprétations possibles et imaginables, pourrait à la limite être «compréhensible» et «toléré» lorsque l’auteur d’une telle allégation se trouve être un jeune amateur pratiquant, à ses heures de loisirs, le journalisme comme bénévole au sein d’une quelconque radio communautaire. Un amateur ayant pour hobby un métier dont il ne maîtrise encore ni les véritables contours ni les justes subtilités et dont la culture générale reste manifestement à parfaire puisqu’il se borne à reproduire, inconsciemment, certains préjugés consacrés par le discours ambiant.

Mais lorsque de tels propos sont tenus à l’antenne par un journaliste professionnel et confirmé, exerçant de surcroît à Radio Canada, cela constitue indéniablement une sérieuse entorse aux règles de déontologie et d’éthique qui encadrent la pratique du noble métier de journaliste. Car, par ce genre de commentaire, on vient en effet de basculer du domaine de l’information objective et factuelle vers celui du jugement de valeur et de la stigmatisation explicite de «certaines cultures», par ailleurs bien identifiées au préalable puisqu’il est expressément fait référence à «une famille originaire de l’Afghanistan» en l’occurrence.

Et de crainte qu’il n’y ait peut-être méprise et malentendu, au «certaines cultures» le dit journaliste y accole du même souffle : «et certaines religions», sans doute pour mieux souligner et accentuer le sens d’un propos qui se veut, de toute évidence, définitivement tranché et aucunement équivoque!

Il n’est cependant pas nécessaire de rappeler que les citoyens canadiens qui ignorent à ce point que les afghans sont, dans leur majorité, de confession musulmane et que l’islam constitue donc leur religion, soient encore bien nombreux de nos jours. La lourde présence militaire canadienne en Afghanistan,  médiatisée au demeurant de manière abondante durant ces dernières années, y a du reste largement contribué.

Est-il donc vraiment indispensable, à cette enseigne, de deviner qu’il ne s’agit de nulle autre religion que celle de l’islam dont il est formellement question à travers l’amalgame exprimé dans le «[…] et certaines religions» ?

Dans ce contexte, quelle serait alors la pertinence objective d’une assertion avancée par un journaliste qui n’hésite pas à établir, avec la plus singulière des facilités, une étroite association entre l’idée de «meurtre commun» et les supposées croyances religieuses du ou des auteurs présumés de l’inqualifiable crime mentionné plus haut ?

En effet, quelques soient les chemins alambiqués qu’on veut bien lui faire emprunter, la logique d’un tel raisonnement conduit invariablement à considérer que la religion islamique permet, et autorise même, «ce genre de meurtre» et que c’est donc de ce fait qu’il y est sûrement très répandu et très «commun». Que certains auditeurs soient ainsi portés à en déduire que «ce genre de meurtre» est en somme intrinsèque à la religion islamique elle même, ne serait alors que dans l’ordre naturel des choses et nullement surprenant !

Ces affirmations à l’emporte pièce représentent en fait une aberration caractérisée, surtout lorsque l’on sait que, à l’instar des autres religions monothéistes, le meurtre dans la religion islamique est non seulement strictement prohibé, mais est aussi clairement désigné, par une majorité d’écoles et de courants islamiques, comme étant le deuxième péché capital, se situant immédiatement après celui de l’apostasie basée sur la remise en cause du principe fondateur de l’islam, à savoir : l’Unicité de Dieu.

Comment peut-on dès lors s’autoriser, en dépit de tout bon sens, à affirmer et à soutenir une contre vérité en déclarant, sur les ondes d’une radio publique comme celle de Radio Canada, que cela est «commun dans certaines […] religions» ? Comment peut-on ainsi s’accorder le droit de propager, à travers un média pourtant réputé pour son sérieux, des informations fausses, non fondées, mais aussi, et curieusement, non vérifiées préalablement ? Comment arrive-t-on à ce point à ne plus vouloir s’entourer des précautions d’usage, voire à en oublier jusqu’aux principes les plus élémentaires du journalisme dès lors qu’il s’agit d’islam et/ou de musulmans ?

Des crimes abjects et des meurtres ignobles se commettent malheureusement tous les jours, dans toutes les contrées de la planète, sous toutes les latitudes, au sein de toutes les sociétés humaines et dans toutes les cultures. Il est étrange à cet égard de constater que lorsqu’il s’agit de meurtres commis quelque part au Canada, par des catholiques ou des protestants, il n’est jamais et d’aucune manière fait allusion à leurs confessions religieuses respectives. Au nom de quels principes ce particularisme distinctif dans le traitement médiatique ne serait-il finalement réservé qu’aux seuls adeptes de l’islam ?

Considère-t-on alors, à Radio Canada, que les citoyens canadiens de confession musulmane constituent une catégorie à part ? Des citoyens, pas comme les autres, que l’on se doit par conséquent d’identifier et de ne percevoir qu’à travers le prisme de leur seule appartenance religieuse ? Que les raisons de leurs éventuels actes criminels ne peuvent forcément trouver explication que dans la religion à laquelle ils adhèrent ? Et que, de ce fait, ils ne peuvent prétendre à bénéficier du même traitement médiatique accordé à l’ensemble des autres citoyens de ce grand et beau pays ?

Par de tels écarts, la responsabilité morale de Radio Canada demeure à bien des égards entière et pleinement engagée, notamment dans la perpétuation et l’entretien, au sein de l’opinion publique canadienne, de représentations négatives et autres préjugés discriminatoires envers une partie de la population canadienne pour des motifs qui semblent essentiellement rattachés aux croyances religieuses de cette dernière.

Il est désolant d’observer que certains médias et certains journalistes, comme monsieur François Cormier, ne semblent malheureusement pas conscients de l’extraordinaire pouvoir d’influence dont ils sont détenteurs ni d’ailleurs des souffrances que peuvent engendrer aujourd’hui de pareils propos et insinuations dans la vie d’une majorité d’honnêtes citoyens canadiens de confession musulmane, et plus particulièrement dans la Province du Québec.

En plus d’une exclusion multiforme qui ne dit pas son nom, péniblement vécue par cette communauté au Québec, de nombreux rapports préoccupants font état, depuis ces trois dernières années, d’une recrudescence d’attitudes et d’actes xénophobes commis à l’encontre de musulmans, et plus spécifiquement contre les femmes portant le foulard dit islamique. Elles ont effectivement fait l’objet d’insultes racistes et sexistes, de harcèlements et de voies de faits sous forme de crachats et/ou d’arrachage de leurs foulards par la force.

Et même si ces femmes ne recourent que rarement à des actions légales pour se défendre, on serait en droit de s’interroger sur les motifs et la signification du silence observé par les médias face à ce genre d’agressions traumatisantes qui portent atteinte à la dignité de ces personnes, mais aussi à leur liberté de conscience. Comme on serait en droit d’établir un lien de causes à effets entre la manifestation de tels actes et une surmédiatisation inconséquente, le plus souvent biaisée et indûment amplifiée, de faits insignifiants et anodins, détournés de leur sens et parfois montés de toutes pièces, contribuant ainsi à l’instauration d’un climat social favorisant la xénophobie et cultivant l’islamophobie.

Il ne serait pas inutile en ce sens de méditer le drame, survenu le 1er juillet dernier en Allemagne, ayant coûté la vie à madame Marwa El-Sherbini, jeune maman d’un enfant de trois ans et enceinte de trois mois au moment des faits, sauvagement tuée à coups de couteau en plein tribunal parce que, pour son assassin, elle avait le double tort d’être de confession musulmane et de porter le foulard http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2009-07-09-Marwa-El-Sherbini .

Ce n’est qu’après la survenue d’une telle tragédie que quelques uns parmi les médias allemands ont eu le réflexe et le courage d’interroger leurs façons de faire en la matière. Ils ont ainsi initié une réflexion sur la part de responsabilité qui pourrait être la leur en amont de cette affligeante et dramatique affaire.

Rien ne peut malheureusement assurer le Québec d’être à l’abri d’une tragédie similaire. Et en tant que citoyen canadien résident au Québec, je demeure profondément préoccupé par les attitudes, manifestement laxistes et passives, dont font preuve certains médias d’ici qui semblent se refuser à prendre la pleine mesure de cette problématique et des dangers potentiels dont elle est porteuse.

À cet égard, je vous saurai gré de bien vouloir m’informer sur les mesures adoptées et mises en place au sein de votre société, ou dont vous envisager la mise en œuvre dans un proche avenir, afin de remédier à une telle situation et de prévenir toute fâcheuse conséquence pouvant en découler.

Veuillez agréer, monsieur le Président-directeur général, l’expression de ma parfaite considération.

Mohamed Abdennour Malki

 

 

 

 


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