« Revoir ma famille, me reposer et tracer un nouveau cap. » C’est par ces mots, partagés à l’autre bout du fil avec Le Devoir, que le chercheur canadien d’origine algérienne Raouf Farrah a accompagné jeudi sa sortie de prison, en Algérie.

Quelques heures plus tôt, la Cour d’appel de Constantine a décidé de réduire la durée de sa peine, et ainsi de rendre ce spécialiste de la criminalité transnationale pour l’organisation Global Initiative Against Transnational Organized Crime « libérable immédiatement ».

M. Farrah a été arrêté en février dernier dans la région d’Annaba, où il rendait visite à sa famille. Il a été accusé entre autres d’avoir publié « des informations classifiées ». Ces accusations sont régulièrement utilisées à dessein par le régime militaire algérien pour faire taire des opposants ou des militants du Hirak, ce mouvement pacifique appelant depuis 2019 à la démocratisation du pays.

En août dernier, M. Farrah a été condamné à deux ans de prison. Jeudi, la justice algérienne a maintenu sa condamnation, mais a réduit sa peine à 8 mois ferme et 12 mois avec sursis, permettant ainsi au chercheur de retrouver sa liberté et, surtout, sa famille.

« C’est une surprise et un soulagement d’être enfin libre », a ajouté le chercheur, joint en Algérie quelques minutes à peine après sa sortie de prison.

Il a dénoncé au passage « l’arbitraire » de la justice algérienne, qui l’a jeté, lui et un coaccusé, le journaliste Mustapha Bendjama, voix critique de la corruption en Algérie, derrière les barreaux. « Nous avons été des détenus d’opinion, condamnés pour des faits et des opinions normalement garantis par la Constitution et les lois de l’Algérie. »

Analyste sur la question du trafic humain en Libye, le chercheur de 36 ans a coordonné un ouvrage collectif publié au début de l’année et intitulé Algérie. L’avenir en jeu, essai sur les perspectives d’un pays en suspens (Koukou Éditions). M. Bendjama en est l’un des contributeurs. L’ouvrage nourrit la réflexion sur les aspirations démocratiques des Algériens exprimées en grande partie entre 2019 et 2020 dans la rue par le Hirak.

Jeudi, l’avocat de M. Farrah, Kouceila Zerguine, a indiqué au Devoir qu’il allait porter la cause du chercheur devant la Cour suprême dans les prochains jours, et ce, dans le but de « prouver l’innocence » de son client. « Le verdict d’aujourd’hui n’est pas un acquittement, et c’est ce que nous allons aller chercher » devant le plus haut tribunal du pays, a-t-il dit au téléphone.

Selon plusieurs observateurs, le chercheur canadien est depuis huit mois la victime collatérale autant des campagnes d’intimidation menées par le régime contre les militants du Hirak que de l’enquête sur la fuite en Tunisie — gênante pour le pouvoir autocratique algérien — de la militante politique franco-algérienne Amira Bouraoui. Elle est une proche de Mustapha Bendjama, rédacteur en chef du journal indépendant Le Provincial d’Annaba.

L’analyse du téléphone du journaliste a révélé à la police algérienne des contacts entre M. Bendjama, Raouf Farrah et l’ONG pour laquelle le chercheur travaille, qui ont conduit à des accusations de « publication d’informations […] dont le contenu est classé partiellement ou intégralement secret » et de « réception de fonds d’institutions étrangères ou intérieures dans l’intention de commettre des actes pouvant porter atteinte à l’ordre public ». Les deux hommes contestent depuis le début la nature et la crédibilité des actes d’accusation portés contre eux.

« Il y a eu des problèmes dans la réalisation de l’enquête, dans la gestion du dossier, dans l’établissement des preuves, a dit jeudi M. Farrah en entrevue. Les accusations ne reposent sur rien de fondé. »

En septembre dernier, le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, Clément Nyaletsossi Voule, a exhorté le gouvernement algérien à « abandonner les poursuites » et « à gracier » les militants et les sympathisants du Hirak. Il estime que le régime d’Abdelmadjid Tebboune a mis en place un « climat de peur » pour faire taire les revendications d’une grande partie de la population en matière de réforme de la Constitution et d’instauration d’un État de droit.

Ce climat est alimenté par « une série d’inculpations pénales à l’encontre d’individus, d’associations, de syndicats et de partis politiques en vertu de lois excessivement restrictives, y compris une loi antiterroriste contraire aux obligations internationales de l’Algérie en matière de droits humains », a-t-il dit.

Depuis Tunis, où le chercheur canadien vit avec sa famille depuis trois ans, Lara Pocock, la conjointe de Raouf Farrah, s’est dite soulagée par la libération de son mari. « C’est une joie inespérée qui nous traverse depuis ce matin, a-t-elle dit en entrevue au Devoir. Après des mois de déception, après l’enfer que nous avons traversé depuis février, je m’étais préparée au pire dans l’attente de cet autre verdict. »

Et d’ajouter : « Il y a une petite fille ici [Célia Nedjma, 4 ans] qui va être très, très contente de retrouver son papa. On espère qu’il va pouvoir rapidement nous rejoindre ici. Le premier café avec lui va être incroyable… »

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