Hier, l’homo quebecus était indifférent aux musulmans d’ici. Aujourd’hui, il les confond avec des talibans. Les médias y seraient-ils pour quelque chose?

 Il y a un peu moins de 10 ans, à mon arrivée au Québec, quand je déclinais mon prénom, on me répondait souvent : « C’est joli. Ça vient d’où? »

Aujourd’hui, lorsque je dis que je viens du Maroc, on me demande si je suis musulmane. Puis si je suis pratiquante. D’une interlocutrice, j’ai droit à de virulentes tirades sur le voile (que je ne porte pas). On me lance à la blague que je ne suis pas une « vraie musulmane » puisque je bois du vin. Et on me demande d’expliquer pourquoi « les musulmans immigrent ici s’ils ne veulent pas s’intégrer à la société québécoise ».

Mon ami Mehdi, cadre dans une entreprise de télécommunications, s’est fait dire par une collègue quelques mois après son recrutement : « Quand j’ai su que tu étais Tunisien, j’ai pensé que tu irais faire tes prières dans la cage d’escalier durant la journée. » Une infirmière voilée me confiait qu’un patient s’inquiétait qu’elle refuse de lui faire une prise de sang puisque « sa religion lui interdit de toucher les hommes ».

 

Si l’on rajoute à cela le code antilapidation adopté l’an dernier à Hérouxville, les témoignages islamophobes entendus à la commission Taylor-Bouchard, les problèmes d’emploi des Maghrébins, et les craintes d’entrepreneurs lavallois d’embaucher un musulman de peur qu’il ne demande des accommodements, il semble que les fidèles d’Allah ne soient pas en odeur de sainteté dans l’opinion publique.


La crise des accommodements
Cela fait près de deux ans que l’on débat abondamment d’accommodements raisonnables. Et cela fait deux ans que l’on illustre très abondamment les articles sur le sujet avec des photos de femmes voilées — quand ce n’est pas des femmes portant le niqab (NDLR : voile serré ne laissant paraître que les yeux) ou même la burqa (NDLR : voile couvrant les femmes des pieds à la tête). « À regarder les photos publiées dans les journaux, on a l’impression que les femmes en niqab pullulent à Montréal, alors qu’il ne doit pas y en avoir plus de 25 », note à ce propos Frédéric Castel, religiologue à l’UQAM et spécialiste des musulmans québécois. Quant aux burqas, il n’y en a pas.

Pourtant, le lien entre voile et accommodement raisonnable est ténu : ce n’est pas un cas d’accommodement, à moins qu’il y ait un règlement l’interdisant. Et, entre 2000 et 2006, seulement neuf demandes d’accommodements raisonnables pour motif religieux de la part de musulmans ont été déposées à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec.

On traite d’immigration ou de sujets connexes dans la presse? De longs plans-séquences sur des femmes voilées accompagnent des reportages télévisés sur le recul du français au Québec, alors que la majorité des nouveaux immigrants musulmans sont des Maghrébins francophones et que les trois quarts des musulmans québécois parlent le français. Dans les journaux, des clichés de femmes en niqab illustrent des articles intitulés « Le multiculturalisme est une politique généreuse devenue discriminatoire » et « Les Québécois sont très accommodants au travail ». Waouh! Montréal 2008 aurait-elle pris le visage de Téhéran en 1979 sans que je m’en aperçoive?

De longs plans-séquences sur des femmes voilées accompagnent des reportages télévisés sur le recul du français au Québec, alors que les trois quarts de musulmans québécois parlent le français

Autre source d’étonnement : l’amalgame entre l’adjectif « islamique », qui fait référence à l’islam, et « les islamistes », prônant le retour à un État islamique. Sans oublier les fausses vérités telles que « les musulmans pratiquants ne touchent pas la main des femmes » lues dans un grand quotidien, et la surmédiatisation, surtout à l’automne dernier, de l’imam Jaziri. Or ce dernier n’a aucune légitimité, ni du point de vue de la représentativité (il n’y a pas de clergé en islam) ni du point de vue des connaissances religieuses (aucune formation n’est exigée pour cette fonction au Québec).

« Des erreurs concernant l’islam, j’en entends souvent, à commencer par "l’Iran, pays arabe” », explique Lamine Foura, diplômé en sciences islamiques et assistant de recherche aux travaux du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le Montréal ethnoreligieux de l’UQAM. « Il y a quelques années, un célèbre chroniqueur écrivait dans son blogue que "selon la charia, une femme violée doit être lapidée”. C’est absolument faux! Et choquant. Tout autant que ce qui s’est passé en 2001, lorsqu’un journaliste m’a demandé d’expliquer le ramadan à la télévision. Quand l’entrevue a été diffusée [à TVA], elle était accompagnée d’images de Pakistanais qui brûlaient des drapeaux américains! »

Si l’on prend en compte l’effet des reportages internationaux — depuis septembre 2001, les images de musulmans sont souvent celles de « terroristes », de foules en colère scandant des slogans antioccidentaux ou de femmes en burqa —, je ne suis pas étonnée que les Québécois jusque-là plutôt indifférents et ignorants au sujet de l’islam confondent dorénavant musulman et taliban.


Où sont les talibans?
Est-ce que les talibans existent? Évidemment! Faut-il s’inquiéter d’un Saïd Namouh arrêté à Maskinongé en septembre dernier? Bien sûr! Doit-on être vigilant devant les discours fondamentalistes et djihadistes? On est tous d’accord là-dessus! Demandez donc aux Algériens qui ont fui leur pays à cause des dérives intégristes ce qu’ils en pensent...

Mais combien y a-t-il de fondamentalistes au Québec? Quand j’observe les musulmans de notre belle province, je vois surtout des gens qui ont immigré ici pour vivre dans une société de droits, moderne et démocratique. Je vois des citoyens plus occupés à travailler et à élever leurs enfants qu’à « islamiser » le Québec. Et je ne vois surtout pas de qui on parle quand on évoque « la communauté musulmane ».

« Je dirais plus qu’il y a des communautés musulmanes tant il y a de diversité parmi les 155 000 musulmans québécois », expliquait justement Patrice Brodeur lors de sa présentation au débat Qui sont les Québécois musulmans? organisé par L’Institut du Nouveau Monde en octobre dernier. Il y a des différences en ce qui a trait aux sources d’autorité (sunnites ou chiites), aux approches juridiques ou théologiques, aux pratiques rituelles (certains sont très pratiquants, d’autres pas du tout), aux idéologies (la gauche, la droite, les conservateurs ou les libéraux), disait le titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’islam, le pluralisme et la globalisation de l’Université de Montréal.

Effectivement, non seulement être « musulman » n’est pas une identité à part entière — les gens sont « Algérien », « mère de deux enfants », « biologiste », « danseur de salsa » ou « Lavallois » —, mais il y a autant d’individus que de façons de pratiquer (ou pas) sa religion. Certains n’ont jamais prié de leur vie, d’autres prient chez eux, avant de boire une bière. Quant à ceux qui fréquentent la mosquée, « seule une minorité, environ 15 %, le fait de façon assidue », estime Frédéric Castel. Et ce n’est pas parce qu’on prie qu’on est un fondamentaliste!

Parmi les femmes, il y a effectivement celles qui portent le foulard — autour de 25 % selon Frédéric Castel — et toutes celles qui ne le portent pas. « Le problème, c’est que cette majorité est invisible. Dans la rue, les musulmanes sans voile passent souvent pour des Italiennes, des Grecques ou des Européennes. »

Enfin, il y a ceux qui n’ont jamais entendu dire que leur religion interdisait la musique et ceux qui s’opposent aux accommodements raisonnables religieux. Ceux pour lesquels la violence et la haine prônées par les Ben Laden de ce monde ne sont absolument pas islamiques. Et ceux qui considèrent l’islam davantage comme une culture que comme une religion, de la même façon que bien des Québécois athées sont de culture catholique. De ceux-là, on entend rarement parler… Et c’est bien dommage parce qu’ils forment la majorité.


L’impact médiatique
En tant que journaliste, je peux imaginer les contraintes de temps et de cotes d’écoute qui font parfois aller au plus évident (une femme voilée pour représenter une musulmane) et au plus sensationnaliste (un imam très disponible qui fait un bon show).

En tant que féministe, je suis convaincue de l’importance de dénoncer la situation des Afghanes. Mais je ne suis pas sûre que Montréal ressemble à Kaboul. « Nos » musulmanes, même voilées, sont-elles si opprimées que ça? J’en doute, surtout quand je vois leur niveau d’éducation (32 % des musulmanes âgées de 25 à 44 ans disposent d’un diplôme universitaire, contre 21 % chez les Québécoises), leurs qualifications professionnelles et leur parcours. Et comme dit à la blague mon copain Mehdi : « Qu’on m’en présente, des Maghrébines soumises! »

 

"Je ne suis pas inquiet au sujet des fondamentalistes - il y en a très peu qu Québec. Ce qui m'inquiète, c'est que nous sommes peut-être en train de les créer." Frédéric Castel, spécialiste des religions à l'UQAM


Je connais l’hypersensibilité de mes concitoyens sur les questions de religion, de langue et d’identité. Je suis aussi consciente que plusieurs journalistes n’avaient jamais entendu parler de chiisme ou des cinq piliers de l’islam avant ces dernières années, et qu’ils sont, au sujet des musulmans, nourris d’images venues d’ailleurs, notamment des banlieues françaises et des ghettos londoniens.

Ce que je trouve triste, c’est que la somme de ces incompréhensions, de ces maladresses involontaires, de ces peurs, de ces préjugés inconscients et de ces bonnes intentions ait eu, en l’espace de très peu de temps, un effet aussi dévastateur sur le tissu social. « Les Arabo-musulmans se sentent stigmatisés et trouvent que leur dignité est bafouée dans les médias », affirmait le professeur de sociologie de l’UQAM Rachad Antonius lors du récent débat Médias et minorités racisées : entre folklorisation et sous-représentation, à l’UQAM.

C’est ironique parce qu’avant de venir vivre au Québec, je n’avais même pas conscience d’être « musulmane » tellement la religion occupe peu de place dans ma vie. C’est à force de me l’entendre dire et répéter par un peuple sécularisé que je m’en suis rendu compte. J’avoue me crisper quand je vois un énième voile à la une des journaux. Et, surtout, je suis inquiète. Parce que quand on ne trouve pas de travail et qu’on se sent rejeté par sa nouvelle patrie, on a tendance à se replier sur soi. Comme le souligne Frédéric Castel : « Je ne suis pas inquiet au sujet des fondamentalistes — il y en a très peu au Québec. Je suis inquiet, car nous sommes peut-être en train de les créer. » - 30 -

Kenza Bennis est responsable des pages sociétés à Elle Québec.

Source: http://fpjq.org/index.php?id=119&tx_ttnews[tt_news]=3850&tx_ttnews[backPid]=257&cHash=ce84eddc09