«On ne peut pas arabiser un Arabe, il est déjà Arabe !» (I)

La Nouvelle République :
M. Benaïssa, vous êtes dramaturge et écrivain d’origine algérienne. Pouvez-vous dresser brièvement un tableau des thèmes que vous traitez dans vos œuvres ?
M. Slimane Benaïssa :
Les thèmes sont multiples. Je pense qu’il y a un aspect existentiel, mais ça dépend aussi des époques. On a eu le parti unique un moment ; il fallait penser à cette Algérie dans l’ouverture et la tolérance, la rendre démocratique, revendiquer un espace de liberté, donc d’existence libre, pour le citoyen. Cela fait dix ans maintenant que je suis en dehors de l’Algérie. Ce qui était pour moi une problématique particulière, à savoir le problème de l’intégrisme islamique, est devenu aujourd’hui un problème mondial. En tant que métisse et pluriel sur le plan culturel, je crois que je suis au carrefour de certains chemins culturels qui m’obligent d’une certaine manière à répondre à des questions de l’époque.

La Nouvelle République :
Vous les résumez comment ces questions de l’époque ? Seraient-elles liées au multiculturalisme ou aux vagues de migrations ? Il y a aussi cette question identitaire qui ronge la planète depuis la chute du mur de Berlin et même en Afrique du Nord…
M. Slimane Benaïssa :
En effet, il y a des vagues de migrations. Les gens bougent beaucoup parce qu’il y a des zones qui deviennent de plus en plus riches et des zones qui deviennent de plus en plus pauvres. Mais en plus, nous les métisses, les multiculturels, nous sommes le produit de l’histoire qui est celle de la colonisation et de la décolonisation. Donc, le problème d’identité. Mais je crois qu’il faut oublier de temps en temps ce qu’on est pour pouvoir être autre chose. S’agripper ou vouloir à tout prix, en toute circonstance et dans tout endroit être ce qu’on était dans le pays d’origine est une attitude tout à fait absurde et ça n’aide personne. Il faut se dire que nous sommes les fils de la planète aussi. Il est vrai que j’ai quitté l’Algérie. L’Algérie c’est mon pays, c’est mon point de départ, mais tant que je ne sais pas où je vais m’arrêter, je continue à avancer de toute manière.

La Nouvelle République :
Vous avez travaillé avec Kateb Yacine (*) ; pouvez-vous nous en parler un peu ?
M. Slimane Benaïssa :
Oui, j’étais son traducteur surtout. Avant de rencontrer Kateb Yacine, j’avais traduit La Poudre d’intelligence à Alger en 1970. En 1973, quand il a eu vent de cette histoire, il est venu me voir et il a beaucoup aimé. D’ailleurs, il m’avait écrit une lettre. J’ai remonté Mohamed prends ta valise et j’ai traduit énormément de choses de son théâtre. On s’est accompagnés quelques années ensemble. Ensuite, il a continué à Sidi Bel-Abbès. Quand je suis parti au service militaire, lui il est parti en France avec sa pièce Mohamed prends ta valise et c’est là qu’on s’est séparés.

La Nouvelle République :
Et de quoi traitent vos œuvres littéraires exactement ?
M. Slimane Benaïssa :
Les romans, j’en ai toujours écrit, mais je ne voulais pas les publier tant que je vivais en Algérie. Quand j’étais en Algérie, j’ai travaillé dans le théâtre en arabe car je ne voulais pas prendre de risque d’être publié à l’étranger ou d’aller vivre à l’étranger pour suivre mes publications.
Je craignais beaucoup la dispersion. Mais depuis que je suis en France, je ne vois pas de raison de ne pas écrire des romans et de ne pas les publier ! Donc, j’ai publié un roman qui est aussi une pièce de théâtre Les Fils de l’amertume, Le Silence de la falaise qui est l’Algérie des années soixante-dix où on voyait l’intégrisme apparaître mais que personne ne voulait voir.

La Nouvelle République :
Donc, c’est en France que vous vous épanouissez en tant que créateur-romancier…
M. Slimane Benaïssa :
Il n’y a pas de raison pour ne pas publier à ce moment-là que ce soit dans le roman ou dans le théâtre. Si j’ai la possibilité de faire du cinéma, je le ferai aussi. Je crois que, dans la mesure où on peut les maîtriser, tous les genres sont exploitables pour venir compléter ou parfaire peut-être tout ce qu’on a à dire qui est souvent compliqué.

La Nouvelle République :
Si on revenait ici à Montréal, en ce mois d’avril 2003, vous êtes en tournée au Québec avec votre pièce Prophètes sans Dieu ; pouvez-vous nous raconter la genèse de votre rencontre avec le Québec et ce Théâtre Périscope ?
M. Slimane Benaïssa :
La rencontre avec le Québec… On jouait Prophètes sans Dieu il y a deux ans à Avignon, en France, et cette pièce a eu un énorme succès. Je crois que les gens du Voyagement sont venus la voir à Avignon et ont décidé de la faire tourner ici au Québec. Donc, on fait la première jusqu’au 11 mai 2003 et on reviendra en autonome encore pour dix-huit représentations. Il faut dire que c’est la plus importante tournée d’une pièce étrangère au Canada. Jamais une pièce n’a été tournée plus de trente fois ici.

La Nouvelle République :
Cette pièce Prophètes sans Dieu, qui a été créée en 1998, est toujours d’actualité. Elle traite du religieux avec beaucoup de lucidité et de recul. Vous en êtes l’auteur-metteur en scène et dans le même temps vous incarnez l’un des personnages de la pièce. Vous êtes à l’extérieur et à l’intérieur de la pièce. Comment procédez-vous ? C’est quoi votre secret ?
M. Slimane Benaïssa :
Parce que j’ai pris l’habitude de travailler comme ça en Algérie. En Algérie, si je veux que ma parole aboutisse au public comme je le souhaite, il faut que je sois le metteur en scène. Et quand on dit des choses très fortes en Algérie, les gens revendiquent que le poète soit là, se montre… Il y a des choses qu’on ne peut pas déléguer à d’autres et ça c’est très important dans la culture méditerranéenne et africaine. Et c’est ça qui m’a amené à monter sur scène. En plus, je trouve qu’auteur, metteur en scène et acteur, c’est un seul et unique métier. On est dramaturge. Molière était auteur, metteur en scène et acteur. Shakespeare et Brecht aussi. Tous ceux qui ont apporté réellement des choses importantes au théâtre étaient des trois métiers. Le découpage entre auteur, metteur en scène et acteur était un découpage administratif tout simplement.

La Nouvelle République :
Vous disiez tout à l’heure que vous portiez votre discours sur scène parce que c’est culturel. La personne qui soutient un tel discours doit l’assumer publiquement. N’y aurait-il pas par exemple d’autres acteurs qui pourraient porter votre discours et l’assumer et vous vous serez dans l’ombre ? Autrement dit, s’il n’y avait pas Benaïssa dans la pièce, serait-ce différent à votre avis ?
M. Slimane Benaïssa :
Forcément, ce serait différent, mais ça ne dérange pas le contenu de la pièce. C’est un rôle comme tous les autres qui pourrait être interprété par n’importe quel comédien. Moi je fais du théâtre pour rencontrer des gens. Le théâtre fait partie des choses qui m’apportent du plaisir. Le plaisir d’être sur scène, le plaisir d’écriture, le plaisir de travailler avec des acteurs. Il y a aussi le plaisir de rencontrer le public. Et moi, je ne conçois pas ce métier-là sans cette rencontre avec le public.

(Suivra)



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