M. Martineau,
Sur la boucherie qui se déroule actuellement en Irak, vous venez de nous livrer une confession et nous « avouer un terrible secret »...

Lettre ouverte à Richard Martineau sur l’Irak Miloud Chennoufi, dimanche, 04/13/2003 - 14:05

Msc. Auteur de : « Grandes puissances et islamisme : Des certitudes dangereuses au danger des nouvelles certitudes », dans Dagenais D. (dir.) Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain. Québec. Presses de l’Université Laval. 2003 : 495-538

M. Martineau,

Sur la boucherie qui se déroule actuellement en Irak, vous venez de nous livrer une confession et nous « avouer un terrible secret » 1 : « Je n’ai participé à aucune manifestation contre la guerre en Irak, écrivez-vous (…) parce que je ne sais foutrement pas où je me situe sur cette question ». Le titre de votre billet « Lettre à ceux qui savent », conviendrait parfaitement à un ouvrage rédigé par un mystique rompu à l’extase contemplative, à la fuite méditative loin des tumultes de la piètre condition humaine. Mais le terme « foutrement » qui intervient dès le premier paragraphe de votre texte rappèle qu’il n’en est rien vous concernant. Votre style est demeuré intact et le message mystique que vous avez voulu véhiculer ne passera pas car la mystique ne peut être transmise via des obscénités. Le langage ordurier, par sa nature même, ne témoigne en rien de quelque liberté d’esprit, de quelque transgression que ce soit. Les expressions ouvertement abjectes ne sont ni plus ni moins que le signe d’un malaise. Un malaise qui se conjugue au temps de l’incertitude d’une langue qui ne se laisse pas dompter, d’un vertige dû à une argumentation douteuse, du trouble relevant du cynisme qu’on chercherait à dissimuler derrière une désinvolture simulée, bref le malaise d’une honnêteté intellectuelle défaillante.

Vous ne savez pas quoi penser, quelle position adopter, vous n’êtes convaincu ni par les pro-guerres, ni par les anti-guerres. Vous cherchez à nous faire admettre qu’entre les deux positions, il existerait une troisième, la votre, celle d’une expectative condescendante et hautaine qui vous permet de considérer les uns et les autres de haut, de leur expliquer à quel point ils sont simplistes, quand ils ne sont pas dogmatiques, dans leur compréhension d’une « situation (…) extrêmement complexe » (paragraphe 10), de leur faire savoir qu’«il faut se méfier [sans doute comme vous vous méfiez vous-même, ndlr] comme de la peste des gens qui croient posséder la vérité » (paragraphe 10), et enfin de les renvoyer dos à dos. Voilà ce qui suggère (1) que tout argument pro-guerre bute sur un contre-exemple anti-guerre (équivalent et diamétralement opposé, donc irréductible si ce n’est dans le sens d’une négation réciproque) et (2) qu’il est impossible de prendre position dans le conflit, faute d’informations suffisantes.

Qu’en est-il vraiment ?

(1) L’équivalence aussi stricte qu’absolue que vous établissez entre les arguments pro-guerre et les arguments anti-guerre, est censée témoigner de la finesse de votre esprit, voire de votre sagesse, de votre éthique du ni-ni (ni pour ni contre la guerre). Vous paraphrasez Jean Gabin pour nous apprendre que votre seule certitude c’est votre incertitude (paragraphe 13). Serait-ce une incertitude à l’égard de la certitude dans le sens socratique de la (re)connaissance de l’ignorance, une posture à la fois épistémologique et axiologique toute en humilité, en modestie d’un esprit brillant, celui de Socrate qui, face à la charge cynique des sophistes, a préféré boire la ciguë plutôt que renier ses idées ? À vous lire, j’ai bien peur que votre billet procède davantage d’un sophisme exotérique consciemment inscrit dans une action stratégique profondément cynique où la fin justifie les moyens. En voici la démonstration.

Dans le second paragraphe de votre chronique, vous nous dites : « Ça fait des mois que je dévore les éditos de Thomas Friedman (pro-guerre, ndlr), de Noam Chomsky (anti-guerre, ndlr), de Christopher Hitchens (mi-figue, mi-raisin, ndlr). J’ai lu moult reportages sur la folie meurtrière de Saddam Hussein, l’entêtement «courageux» 2 de Jacques Chirac et l’aveuglement religieux de Georges W. Bush. Je prie à l’autel du New York Times et de Libération tous les jours ; du Nouvel Observateur et de Marie-Anne (Marianne M. le chroniqueur, pas Marie-Anne, ndlr) toutes les semaines, et du Harper’s Magazine tous les mois (…). Et vous savez quoi ? Je ne suis pas plus avancé. Je suis mêlé comme tout au début. » (paragraphe 2 et 4).

Le fondamentalisme de Bush serait, à vous en croire, tout au plus un « aveuglement religieux », ce qui, à l’évidence, en minimise la gravité, bien sûr sans intention de votre part car tout le monde sait que vous vous gardez toujours et sans faute d’user et d’abuser des superlatifs les plus méprisants lorsqu’il s’agit pour vous de dénoncer quelqu’un ; n’est-ce pas ? Tandis que l’attitude de Chirac est un « entêtement » qui plus est un « entêtement "courageux" », un entêtement courageux avec des guillemets pour le terme - courageux. En de telles circonstances, les guillemets ne servent pas à accentuer le sens du terme qu’elles renferment, mais à le liquider, à le faire disparaître, et surtout à renvoyer vers un autre terme dont on chercherait à multiplier l’impact. C’est là une forme de double-contrainte : dire en même temps la chose et son contraire pour fixer l’attention de l’interlocuteur sur un autre terme, en l’occurrence le terme - entêtement. Autrement dit, ce que vous avez écrit était destiné à mettre l’accent sur l’entêtement qui, par la magie des guillemets, n’a rien de courageux, et à dire finalement que rien ne peut expliquer la position française sauf l’entêtement devant l’évidence, qu’il n’y a ni réflexion, ni principes derrière la position française, pas même des intérêts. Il en découle inéluctablement que si la France était plus intelligente et moins entêtée, elle aurait pris part à la guerre ou, à la limite, ne se serait pas mise au travers des desseins américains, ou, pourquoi pas, se serait résignée à se lamenter sur son propre sort en prétendant qu’elle n’arrive pas à comprendre, qu’elle doute, qu’elle est « toute fourrée » comme vous.

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Source: http://www.cmaq.net/fr/node.php?id=11451