Le poète évoque ses débuts, son arrestation en 1985 et ses rencontres avec Kateb Yacine, El Hadj El Anka, Mammeri et les autres...

 

«Tawriqt tachevhant» ou (l’angoisse de la feuille blanche), c’est l’un des six titres du nouvel album de Lounis Aït Menguellet. Les premiers vers de cette chanson sonnent comme une confession. Elle ouvre la porte sur un monde tourmenté. Les mots font appel au poète. Laissons ce dernier raconter. «Je me suis levé à l’aube», révèle le rêveur solitaire sur les airs d’Aït Menguellet. Le poète éprouve le besoin de s’exprimer. Les idées se bousculent, les émotions sont à leur paroxysme. Mais, les mots ne viennent pas. La plume du poète reste sur la page blanche étendue devant lui.
C’est la sécheresse des mots. Aït Menguellet prend prétexte de l’angoisse qui s’empare du poète. A l’aide de sa guitare, sa confidente, il interprète un extrait de la chanson. «Par respect aux clauses du contrat qui me lie avec l’éditeur, je ne pourrais jouer l’intégralité de la chanson», confie Aït Menguellet à Kamel Tarwiht, l’animateur de l’émission Art et Société sur la chaîne Berbère Télévision. Vendredi, un numéro spécial a été consacré au poète-chanteur. De 20h à 22h, le temps de l’émission, le voyage a duré une éternité. Nous sommes en 1966. Aït Menguellet a 16 ans. «C’est dans cette année que j’ai composé ma première chanson», révèle le chantre de la chanson algérienne d’expression kabyle. Le démiurge suit de son regard les premiers pas du jeune rêveur. Ma Trud (si tu pleures), le jeune évoque sa dulcinée.

Quand l’élève subjugue le maître
Le vieux routier revoit encore les larmes argentées de la muse qui coule au rythme de la chanson. «Cette chanson, je l’ai faite pour me faire plaisir, je n’ai pas envisagé de l’interpréter à la radio», se souvient Lounis. Son cousin, Ouahab, ne l’entendra pas de cette oreille. Il fait de son mieux pour que le poète en herbe se présente à l’émission Les chanteurs de demain animée, à l’époque, par le Maître Chérif Kheddam. Lounis se rend, enfin, à la Radio. «Je voulais surtout rencontrer le grand Cherif Kheddam dont les oeuvres ont bercé notre enfance. Aussi, je voulais savoir comment fonctionnait la Radio», raconte le démiurge du verbe. Laissons le suivre les pas du jeune homme. En 1967, Lounis se présente à l’émission de Cherif Kheddam.
Il entonne Ma Trud. Le Maître est envoûté par la magie que dégagent les vers. «C’est toi qui a écrit ce texte?», lui demande-t-il. «Oui!», répond humblement le jeune homme. Cette réponse laisse Cherif Kheddam sceptique.
Paradoxalement, la réaction du Maître plut au chanteur débutant. «Par son scepticisme, Chérif Kheddam m’a fait comprendre que le texte lui avait plu», explique Aït Menguellet. La chanson fait fureur. Et commence une saga qui allait révéler le plus grand poète de sa génération, l’un des monuments de la poésie universelle. Natif d’Ighil Bouammas, au pied du Djurdjura, en Kabylie, Lounis a le privilège d’être entouré par des sources intarissables de la culture populaire. «Mon grand père avait trois épouses qui étaient de véritables vecteurs de la culture ancestrale. En plus, il y avait ma grand-mère maternelle et ma mère, que Dieu ait leur âmes», se rappèle le poète. Lounis replonge dans l’univers de son enfance. Dans le giron familial, il est le dernier maillon de la génération de la guerre d’indépendance. Ces «grands-mères» et sa mère l’entoure de leur affection. Aussi, elle lui apprennent à apprécier la profondeur et la sobriété du verbe kabyle. Ainsi, la flamme du verbe inspiré dans son coeur. C’est cette flamme qui lui montrera la voie à suivre. A la fin des année 1960, Lounis fonde avec des amis le Groupe Imazighen. A l’époque, le jeune poète habitait à Alger. Les chants de Massinissa et de Jugurtha trouvent des échos dans les rêves du jeune poète. Le combat pour la cause amazighe, Aït Menguellet a appris à le mener sur le tuf ancestral. Surtout que l’un des grands militants de cette cause n’est autre que M’barek Aït Menguellet, son oncle paternel. «La fête que nous avions animée à Tigzirt (sur-mer), nous a révélés au grand public», déclare Lounis sur un ton de nostalgie. Le groupe reçoit les visites de Cherif Kheddam. Ce dernier ne lésine pas pour prodiguer ses conseils aux jeunes chanteurs, notamment sur le plan musical. Seulemnt, l’aventure ne fait pas long feu.
Kamel Tarwiht scrute le ciel étoilé du poète. Il réussit à lui soustraire des révélations qui feront sûrement date. Des rencontres, Lounis en a eu tellement...«Je me souviens de ma première rencontre avec Kateb Yacine», avoue le Maître du verbe ciselé. Devant ses yeux se défile le visage a émacié de l’auteur de Nedjma. Il le voit encore, attablé au coin d’un café à Alger. «Yacine était d’une nature réservée», admet Aït Menguellet. Exilé au fond de soi, Yacine ne s’exprimait pleinement qu’en présence de ses amis. «Dda M’hamed Issyakhem était son compagnon de toujours», rappelle Lounis.

Kateb Yacine, El Anka et les autres...
Kamel Tarwiht le pousse loin dans la révélation. «En 1977, j’ai rencontré El Hadj M’hamed El Anka», raconte Lounis. La rencontre eu lieu au stade du 5-Juillet. Ce jour là, les deux monuments de la chanson algérienne ont suivi ensemble la finale de la Coupe d’Algérie. Le match allait opposer la JSK au Nahd. Il s’est soldé par la victoire de la JSK. Pour la première fois, le club kabyle allait brandir la Coupe d’Algérie. De ses rencontres avec Mouloud Mammeri, Lounis garde un souvenir vivace. Il se rappelle encore, des copies de l’alphabet de tifinagh que ce dernier leur avait, lui et ses amis du groupe transmis il y a de cela, presque, quatre décennies. «Mon amitié avec Dda L’mulud s’est consolidée au fil des années et du combat pour la cause et la culture berbères», confie le poète. Chez Lounis, le combat pour la reconnaissance de la culture berbère rime avec la lutte pour la démocratisation du pays. En 1985, il payera cette conception, de sa propre liberté. Des militants des droits de l’homme et des enfants de chouhada venaient d’être arrêtés. Pour briser l’omerta qui entourait cette arrestation, Lounis anime un gala à Sidi Fredj. «Lors de ce gala, j’ai annoncé l’arrestation de Saïd Saadi, Ferhat M’henni et Nouredine Aït Hamouda. Cette annonce, je l’ai faite devant 6000 personnes. C’est pour cela que je fut arrêté!», a tranché Aït Menguellet. Ainsi, le poète-chanteur interprète Teksem L’mehna (vous avez brisé l’injustice). La réaction des autorités d’alors ne s’est pas fait attendre. Une semaine après ce gala. Lounis est arrêté. Pendant 7 jours, le sort du poète demeure inconnu. On lui reprochait de détenir des documents attestant qu’il appartenait à une organisation opposante. Faute de preuves, Lounis Aït Menguellet est accusé de détenir clandestinement des armes. En conséquence, l’aède fut emprisonné. Sa libération fut suivie de l’album intitulé Asefru (le poème). Dans l’une des chansons de ce tube, Lounis a juré de continuer à versifier pour que le sourire réapparaisse sur les visages ravagés par les larmes. Jusqu’à preuve du contraire, le poète tient toujours sa promesse. Son nouvel album en est la preuve.

Source: L'Expression - Edition du 25 avril 2010