À l’instar d’un grand nombre d’Algériens, que le feuilleton intitulé Tibéhirine ne laisse pas indifférents, j’ai tenu à suivre l’émission « Questions d’Actu. » consacrée au sujet de l’heure : les derniers développements dans l’affaire de l’assassinat des moines trappistes. 

Eu égard à l’enthousiasme avec lequel on annonça la date de l’émission plusieurs jours avant sa retransmission, j’étais loin d’imaginer que l’ENTV allait signer une nouvelle page noire du journalisme algérien. Dès le départ, les deux journalistes invités sur le plateau, Aissa Kheladi du quotidien Le Jour d’Algérie et de l’hebdomadaire Les Débats et Mounir Boudjema de Liberté, ont asséné aux téléspectateurs les thèses officielles qu’on lit régulièrement dans la presse algérienne.
Tout en se tutoyant, les deux mastodontes, sortis de je ne sais quelle école, ont allègrement passé en revue les points qui pourraient conforter les thèses des adversaires du « Qui tue qui? », sans même avancer le moindre argument sensé. À l’occasion, ils ont démasqué l’ennemi du peuple: le lobby du « Qui tue qui? »! Nos deux lascars n’ont guère été dérangés dans leur discussion par l’animateur de la chaîne nationale. Ce dernier ne leur a pas posé la moindre question « inconfortable ».

Feu sur le général!
L’ENTV a dû sortir de sa torpeur après les révélations fracassantes du général à la retraite François Buchwalter, mettant en cause explicitement l’armée algérienne dans le massacre des moines de Tibéhirine en 1996. Selon cet officier issu de l’académie militaire de Saint-Cyr, qui fut un témoin privilégié de la « sale guerre » en tant qu’attaché militaire à l’ambassade de France à Alger (entre 1995 et 1998), ils auraient été fauchés dans la région de Médéa par des tirs provenant d’un MI17 russe, hélicoptère qu’utilise habituellement l’armée algérienne. 

Si notre média le plus lourd a sorti une artillerie toute aussi lourde pour jeter en pâture le vieux général français, c’est que les thuriféraires zélés du « tout sécuritaire » jouent gros. Les religieux de nationalité algérienne (il faut le souligner) ont été tués, on le sait, dans des circonstances troublantes. Ils avaient toujours refusé de quitter les lieux où se déroulait une terrible guerre entre les islamistes et les militaires algériens.
Le prieur du monastère de Tibéhirine, le père Christian de Chergé, avait ouvertement soutenu les accords de Sant’Egidio signé en 1995 à Rome. D’ailleurs, les Cisterciens ont eu une grande part dans l’organisation de la conférence de la communauté culturelle, ce qui à l’époque avait irrité les généraux algériens. Ils entretenaient aussi des relations amicales avec la population locale. Deux mois après le massacre des trappistes, c’est au tour de l’évêque d’Oran, Mgr Pierre Claverie, de périr dans un attentat.

On peut donc présumer qu’une éventuelle remise en cause des thèses officielles, surtout par les autorités françaises, ouvrirait la voie à une enquête internationale sur d’autres crimes perpétrés pendant la « décennie de sang ». L’affaire Tibéhirine est loin d’être un dossier clos comme le prétend Yazid Zerhouni. Une autre déclaration unilatérale du ministre de l’Intérieur qui nous a habitués aux mensonges gratuits. Cette affaire est algérienne avant qu’elle ne soit française. Des Algériens ont été assassinés sur le sol algérien par des mains algériennes. Jusqu’à présent, les corps des victimes se trouvent quelque part en Algérie!
À propos de disparition, on se désole qu’une importante note transmise par le général Buchwalter ait disparue des archives du ministère de la Défense, mais qu’en est-il de nos archives à nous? Est-ce que la DRS algérienne n’a pas recueilli des informations sur les évènements de 1996? Ou bien l’amnésie tant glorifiée date déjà de plus d’une décennie...

C’est peut-être le spectre d’une enquête de grande envergure qui a poussé ces derniers temps les médias algériens à s’ameuter, appelant à la rescousse les réseaux du régime à l’étranger. « Où sont les « élites » algériennes en France? Que font les « réseaux algériens » officiellement mis en place à coups de dizaines de millions d’euros ces dernières années? », se demandait récemment « Tout sur l’Algérie », le dernier-né des médias algériens que bien des observateurs relient aux services algériens. Encore un peu et on verrait le député Abdelhamid Si Affif débarquer à Montréal ou Ali Ammar, l’ex-dirigeant de l’Amicale des Algériens en Europe, poser pied à Paris!

L’émission « Questions d’actu. » de mi-juillet rentre également dans cette logique. Les intervenants ont été triés sur le volet, comme le ministre des affaires étrangères français au moment des faits ou un ancien patron de la DST (les services français), donc deux partisans de la Françalgérie intéressés à ce que le statu quo ne soit pas altéré. On n’a pas daigné donner la parole à l’ancien préfet du Var, Jean-Charles Marchiani, qui a mené des négociations sécrètes avec le GIA, ou à un quelconque représentant des parties civiles. Aucun respect pour la mémoire des victimes.

Une profession décimée, paralysée par la peur
La liste des gens capables de faire avancer les choses vers la vérité est pourtant longue : l’avocat des parties civiles Me Patrick Baudoin, le père Armand Veilleux de l’ordre des Cisterciens qui depuis plus de douze ans mène sa propre enquête sur la mort de ses compagnons, ou bien le journaliste italien Valerio Pelizzari du quotidien La Stampa.

Mais non, l’ENTV a préféré nous gratifier d’une médiocre émission articulée autour de deux journalistes que le parcours érige plutôt au rôle de procureurs. Difficile de trouver personnages qui méritent autant le titre de dignes héritiers des agents de l’infâme Bureau de surveillance et de prévention. Comment oublier que le contrôle implacable de l’ancienne antenne organique de la Sécurité militaire chargée d’encadrer les médias n’a été levé qu’après que le DRS ait noyauté le champ médiatique de ses agents…?

Pourtant, le journalisme algérien a payé un lourd tribut. Pour que d’opportunistes menteurs s’emparent du temps d’antenne? « Je suis le seul responsable d’un journal qui n’a jamais travaillé pour le régime », avait répondu le regretté Saïd Mekbel à la question de la journaliste allemande Monika Borgmann1 sur l’imminence de son assassinat. Une année plus tard, au début de décembre 1994, le directeur du Matin était assassiné. Durant son parcours de journaliste, il avait tout connu, y compris la torture dans les geôles de la Sécurité Militaire sous Houari Boumediene.

Encore aujourd’hui, les auteurs récalcitrants sont cassés ou soumis à d’incessantes brimades, s’ils ne sont pas déjà partis sous d’autres cieux. La censure est toujours pratiquée par les médias algériens. La peur et le conformisme s’y sont installés. Le slogan « L’Algérie reste debout » est bel et bien une blague! C’est le résultat de toutes ces années d’intimidations et d’assassinats ciblés. 
Dans ce contexte, on ne peut attendre de l’ENTV un témoignage fiable et honnête sur une tragédie qui a coûté la vie à sept religieux. Notre chaîne s’est déjà illustrée par le passé avec d’autres mystifications, notamment Melouza et Cap Sigli. Avec les Boudjema et Kheladi, parions que le journalisme algérien broiera encore longtemps du noir. Même l’opacité et l’état d’urgence arrangent leurs affaires. Feu Tahar Djaout devrait se retourner dans sa tombe.

Pour ma part, j’ai retenu deux enseignements de l’émission de l’ENTV. Tout d’abord, les relations sur la ligne DRS-DST n’ont jamais été aussi fortes. Les deux organes se doivent d’être solidaires, si leurs chefs veulent éviter le pire. Ce n’est sûrement pas le fameux général Philippe Rondot qui dirait le contraire, lui qui n’a obtenu la tête du terroriste Illich Ramirez Sanchez, alias Carlos, qu’une fois celui-ci soit chassé d’Alger.
Second point : je reconnais que, pour une fois, notre cher président Abdelaziz Bouteflika avait raison en affublant les journalistes du qualificatif peu glorieux de tayabbates el hammam (commères des bains maures). Certains le sont vraiment. En tout cas, c’est le sentiment que j’ai après avoir regardé l’émission de l’Unique.

Arezki Sadat - Collaborateur/Chroniqueur


1 - Monika Borgmann, « Said Mekbel, une mort à la lettre », Entretiens, Éditions Téraèdre, Janvier 2008, 139 pages.