En février dernier, j'étais invité à intervenir dans une conférence en Algérie. Le thème: logiciel libre et données ouvertes. Toujours prêt à étendre la collection de tampons de mon passport, j'acceptais.


Quelques mois plus tard, en avril, j'atterris à l'aéroport Houari Boumediene d'Alger. Les organisateurs ont dépéché une équipe pour m'accueillir et me conduire à l'hôtel. Vu l'heure tardive, je pense à une charmante attention. Mais quelques minutes plus tard, première surprise en voyant que l'on ne prend pas la sortie pour Alger. Au contraire, la voiture continue dans la nuit pendant plus de 80 kilomètres pour s'arrêter devant l'hôtel d'une station balnéaire.

La conférence n'a pourtant pas lieu au bord de la mer. Le lendemain, on nous réveille à 7 heures, et je m'aperçois que tous les intervenants étrangers de la conférence dorment au même endroit. Il faut reprendre le minibus, tous ensemble, ambiance Club Mickey. Chanter dans un bus m'a toujours emmerdé ; le faire alors qu'on est censé être en route pour une conférence internationale sur les technologies de l'information ne présage rien qui vaille.

Ambiance Intourist

Une heure plus tard, on arrive au centre de conférence, le "Cyberparc", posé sur une colline nue. Le minibus y monte péniblement sur un chemin caillouteux et parsemé d'ornières. J'endends dire que l'incubateur où nous pénétrons est fermé la majeure partie de l'année et a ouvert ses portes pour l'occasion. A ce moment là de l'histoire, je n'y crois pas trop. Autour, quelques bâtiments du même genre dominent le rien. Certains sont finis, d'autres sont encore des squelettes de béton. Impossible évidemment de quitter le complexe sans voiture. Je comprends alors que nous ne pourrons pas nous défaire de nos guides. Celui qui était venu me chercher à l'aéroport m'avais dit qu'il m'accompagnerait partout, je comprends maintenant qu'il ne rigolait pas. Du Club Mickey, l'ambiance passe à Intourist, l'agence de voyage de l'URSS. L'Algérie n'est pas une démocratie populaire pour rien.

Avant de commencer la conférence, on nous invite dans un espace de bureaux pour travailler un peu. Une plaque indique "Start-ups" à l'entrée du couloir. Elle rappelle la finalité du lieu désert. Heureusement, car rien d'autre ne permettrait de le deviner. Dans une pièce flambant-neuve, meublée comme un plateau de télémarketing, on cherche à brancher les ordinateurs portables. On ouvre une trappe censée abriter les prises. Vide. Une autre. Encore vide. Parmi la dizaine d'emplacements, seul un fonctionne, et contient deux prises. Deux prises pour un espace de 10 personnes, c'est peu. Surtout pour des startups. Un tour dans le bâtiment m'en donne le coeur net. Partout, des pièces immaculées recouvertes d'une fine couche de poussière attendent d'être utilisées. Potemkine n'aurait pas construit autre chose si il avait vécu 2 siècles plus tard.

Sans transports publics pour s'y rendre, la conférence n'attire pas les foules. J'ai le privilège de présenter devant une dizaine de personnes (dont 5 autres intervenants). Moi qui voulait rencontrer les rédacteurs des médias locaux, c'est raté. Du coup, j'ai du temps pour enquêter sur cet "incubateur-Potemkine". C'est là où je me rends compte que c'est bien pire que je ne l'imaginais.

Ville fantôme

Le Cyberparc n'est que la partie émergée d'un projet titanesque, la ville nouvelle de Sidi-Abdellah. Le projet a été amorcé en 1995, les travaux commencèrent en 1998. L'objectif était de désengorger Alger en créant une ville modèle de 200 000 habitants qui abriterait des centres d'excellence dans tous les domaines: informatique, santé, culture... ainsi que 1000 entreprises. La Silicon Valley n'avait qu'à bien se tenir. L'Etablissement Public d'Aménagement de l'Agglomération Nouvelle de Sidi Abdellah (EPA-ANSA), qui chapeaute l'entreprise, se donnait 20 ans pour y arriver.

Cinq ans et plusieurs appels d'offre plus tard, en décembre 2002, la ville de Marseille envoit un expert sur place dans le cadre du partenariat Euromedina. Son rapport au vitriol donne un aperçu de la manière dont est géré le projet. On y apprend par exemple que les écoles et les bâtiments administratifs n'ont tout simplement pas été prévus, par exemple. Ou que les premières habitations construites souffrent de malfaçons les rendant inhabitables.

Marne la Vallée, une ville nouvelle aux dimensions similaires, a gagné 100 000 habitants dans les 16 ans suivant la création de son établissement public d'aménagement. Sidi Abdellah en est loin. Surtout, D'autres projets immobiliers en Algérie ont vu le jour dans l'intervalle, comme l'aéroport d'Alger, réalisé en 4 ans pour 2,6 milliards de dollars. Difficile de trouver des excuses aux retards de Sidi Abdellah.

4 milliards d'euros

En 2004, l'initiateur du projet, Lies Hamidi, meurt d'une crise cardiaque. Alors qu'ils n'avançaient déjà pas vite, les travaux s'arrêtent. Jusqu'à ce qu'en 2006, l'EPA-ANSA passe sous la tutelle du ministère de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement. Le ministère a un nom charmant qui sert surtout le greenwashing de son chef, Chérif Rahmani, l'homme fort d'Alger connu pour sa reconversion dans les projets "verts". Rahmani est moins connu pour son empire immobilier et financier en France. C'est vrai qu'il ne faut pas trop le critiquer, étant donné qu'il est bien placé pour être le successeur du despote actuel, Abdelaziz Bouteflika.

Impossible d'établir un lien direct entre la richesse de Rahmani et les milliards engloutis par Sidi-Abdellah, même si certains ne s'en privent pas. Le maire de Zeralda, commune limitrophe de Sidi-Abdellah, a un jour évoqué la corruption de la région. Il a passé plus de 6 mois en prison pour son courage et n'a été libéré qu'après une intense campagne internationale.

En tout, le projet a brassé plus de 4 milliards d'euros, d'après Jeune Afrique. L'Algérie se classe 105e sur l'indice de perception de la corruption réalisé par Transparency International. Ca donne une idée des montant que peuvent atteindre les rétrocommissions (ce que le bénéficiaire de l'appel d'offre redonne de la main à la main à celui qui a attribué le marché) sur les 68 appels d'offres passés par l'EPA-ANSA depuis 2006.

J'ai participé à un évènement visant à justifier les milliards gaspillés par certains politiciens algériens. Les photos de la conférence iront sans doute illustrer des brochures distribuées aux investisseurs potentiels, montrant les premiers succès de Sidi-Abdellah. J'ai indirectement, et à ma minuscule échelle, participé à pérenniser un système qui me fait vomir. Je me suis fait avoir, comme la plupart des organisateurs de la conférence, complices impuissants de leurs oppresseurs.

Ce n'est bien sûr pas ma petite histoire qui va rendre l'Algérie moins dictatoriale. Mais les gérontes qui pillent le pays et les Européens qui leur sourient béatement feraient bien d'arrêter de nous prendre pour des cons. Surtout la jeunesse algérienne, qui a réellement le potentiel et la volonté d'aller de l'avant, d'innover et de créer de la richesse autrement qu'en suçant des gazoducs.

Source: Huffingtonpost.FR - 3 mai 2013