Des menaces de mort adressées à une jeune femme algérienne, animatrice de l'émission Fidèle Algérie diffusée par la chaîne Télévision ethnique du Québec, soulèvent des questions sur la présence à Montréal d'intégristes musulmans apparentés au Front islamique de salut (FIS) algérien.

Le message laissé le mois dernier sur le répbndeur de Newzika Benmansour fait froid dans le dos: «Putain... salope... tu vas mourir (...) Pourquoi tu travailles à la télévision? (...) Tu es dénoncée... Tu rentreras jamais en Algérie... »

Mme Benmansour a alerté la police, mais les menaces ont continué, venant toujours de la même voix qui promet de lui faire subir le sort de Khalida Messaoudi, figure de proue du féminisme algérien, qui a échappé à un attentat et contre laquelle a été prononcée une condamnation à mort par les intégristes en Algérie.

A la police de la Communauté urbaine de Montréal, un porte-parole, Paul Vidal, confirme qu'une plainte a bien été déposée par Mme Benmansour et qu'une enquête est en cours.

«L'enquête est dirigée par la section antigang de la division des crimes organisées, mais vient à peine de commencer, précise l'agent Vidal.Il est donc trop tôt pour dire quoi que ce soit.»

Michel Beaudin, responsable des communications au service de police de la CUM, explique que les plaintes de ce genre sont rarissimes et qu'en conséquence le service de police ne sait à peu près rien de l'existence ou des activités d'une présumée section montréalaise du Front islamique du salut.

Il prend bien soin de préciser cependant que si la police détenait des renseignements à ce sujet, elle hésiterait longuement à les rendre publiques pour éviter de nuire à ces enquêtes...

Au Service canadien de renseignement et de sécurité, tout comme à la Gendarmerie royale du Canada et au Bureau du solliciteur général du Canada, Herb Gray, on est muet sur la question, refusant de «confirmer ou de nier» quoi que ce soit relativement à «la présence ou non» d'une section montréalaise du Front islamique du salut.

Mme Benmansour est convaincue qu'elle n'est pas l'objet d'un sinistre plaisantin isolé, mais bien la cible d'un groupe de fanatiques religieux qui cherchent à intimider leurs compatriotes. «Je n'ai rien contre la religion, je veux juste qu'on me fiche la paix», dit-elle.

Farid Benmalek, Canadien d'origine algérienne, reçoit lui aussi des «coups de fil bizarres» depuis qu'il est apparu en décembre à l'émission de Mme Benmansour pour parler de l'identité berbère. Il est formel: «Il y a des intégristes ici. Ils surveillent les Algériens. Ils infiltrent les mos-quées et les universités.»

Le mois dernier, le ministre français de l'Intérieur, Charles Pasqua, avait nommé plusieurs pays — dont le Canada — où, affirmait-il, des islamistes algériens militent activement pour soutenir les attentats terroristes en Algérie.

Kamel Khalifa, professeur à l'Université Concordia et collaborateur au Centre maghrébin de recherche et d'information, est plus circonspect: «Il y a des bruits qui circulent, mais je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui ait rencontré des intégristes à Montréal. Je ne doute pas de la présence de quelques zélés, mais je ne sais pas s'il y a ici un groupe d'intégristes bien organisé.» Mais il poursuit: «Par contre, la peur qui s'est installée chez les Maghrébins ici est bien réelle. La peur d'être pris pour cible, car chacun se sent visé. L'intégrisme religieux touche tout le monde, car on est tous des infidèles d'une façon ou d'une autre aux yeux des fanatiques.»

Nora Hamdi, cofondatrice de l'Association solidarité femmes-Algérie (ASFA), reconnaît elle aussi qu'en même temps que s'aggravait la crise algérienne, l'inquiétude et l'appréhension grandissaient parmi les Algériens de Montréal. «A l'image de ce qui se passe en Algérie, la communauté algérienne de Montréal est aujourd'hui divisée. Il y a eu un afflux récent d'Algériens, certains réfugiés, qui ne sont pas tous des démocrates, loin de là. On n'est jamais à l'abri, même si on est à l'extérieur du champ de bataille.» Mme Hamdi croit qu'il existe à Montréal un réseau d'intégristes algériens bien organisé, mais qui — jusqu'ici — agit dans la discrétion et ne fait pas d'actes ostentatoires. Il semble cependant qu'une forme oblique d'intimidation ait bien cours, notamment auprès des milieux qui fréquentent les mosquées et de certains commerçants, invités à contribuer aux caisses du FIS.

Bien qu'elle dise avoir peur «d'être assassinée traîtreusement», Mme Benmansour a bien l'intention de ne pas abandonner l'émission qu'elle anime et qu'elle produit de-puis deux ans et demi.


Journal Le devoir vendredi 13 janvier 1995