«Pour légitimer leur pouvoir, les chefs d’État arabes se taillent des complots qui menaceraient la sécurité du pays, puis se donnent tous l’allure de Saladin se dressant comme un rempart sur le chemin

Tout porte à croire, si l’on se fie à la paranoïa ambiante, qu’une vague de conquérants, enturbannés et munis d’armes de destruction massive, va incessamment déferler sur l’Occident, détruira sa civilisation et mettra fin à toutes les libertés. L’angoisse est mondiale, ou plutôt mondialisée. Le monde arabe fait peur. L’islam terrifie. Une propagande de «bonne guerre» en a fait une plaque tectonique homogène, peuplée de «tueurs assoiffés de sang et de femmes pondeuses de guerriers». Un continent sombre, hirsute, qui dérive, semble-t-il, sur le reste de la planète pour y anéantir toute forme de vie.

Les nouvelles sont affolantes. La guerre chaude-et-froide qui se déroule sur les écrans de télévision est en train de brûler toutes les bonnes feuilles des chartes de fraternité, de tolérance, de compréhension entre les hommes. La raison est bloquée. La haine et la peur sont aujourd’hui les sentiments dominants. Le temps est lourd, car d’un moment à l’autre l’orage de la guerre risque d’éclater. Chez les Arabes, cette situation est vécue avec un mélange de colère, d’indignation, de honte, de peur, d’orgueil et de sentiment d’injustice. Voici, en guise d’illustration, quelques propos glanés ça et là :
«Tous, bons ou méchants, dans le même sac», dit Ahmed au coin d’une rue d’Alger. «Les chrétiens et les juifs ne t’accepteront jamais si tu ne te soumets pas à leur loi», renchérit, en citant le Coran, Jamal, un Égyptien vivant dans une pétromonarchie du Golfe. «Il serait insensé de considérer que tous les Canadiens sont des Hell’s Angels parce qu’un motard a posé une bombe dans un bar de Brossard, et injuste par conséquent de bombarder cette banlieue paisible pour déloger le malfaiteur», remarque enfin Fatima, citoyenne canadienne et francophone du Québec. Mais, entre Brossard et Bagdad, il existe tout de même une «certaine différence» qu’il serait également insensé de nier. Ici, la richesse, la paix, la connaissance et la liberté; là-bas, la misère, la guerre, l’arbitraire et les maladies. Les joies ne sont pas les mêmes. Les colères ne sont pas les mêmes.
Le mot «barbare» qualifiait autrefois, chez les Grecs et les Romains, celui qui vivait en dehors de la Cité, donc de la civilisation. Il désigne aujourd’hui un habitant de «l’Axe du mal», dont font partie notamment Saddam Hussein, qui nargue la Grande Amérique, et Oussama ben Laden, qui livre une guerre d’usure à sa puissante armée; sans oublier bien évidemment Kadhafi, Arafat et les mollahs du Hezbollah. Autant de chefs de guerre ou de sédition, portés sur le dos d’une ribambelle de terroristes piégés et prêts à exploser, font craindre le pire au reste de l’humanité ! Cette image inquiétante semble avoir été dessinée par un scénariste de génie. Et lorsqu’on apprend que la plupart de ces personnages ne sont, selon certains écrits, que des créatures ou des marionnettes des services secrets américains, l’intrigue devient inextricable.
Aucun chef d’État arabe n’a été choisi par la volonté de son peuple. Ils sont tous le fruit de conspirations, de coups d’État, de l’hérédité ou de votes trafiqués. Et avant de constituer une menace pour l’étranger, avec lequel ils font des affaires juteuses libellées en devises fortes et protégées par le secret bancaire, c’est sur leurs propres concitoyens que leur despotisme s’exerce. Ils gouvernent dans leur majorité par la ruse et la brutalité, en agitant l’épouvantail de la menace venant de l’extérieur. Pour légitimer leur pouvoir et éviter de répondre aux demandes sociales de leurs «sujets», ils se taillent des complots sur mesure qui, selon eux, menacent la sécurité du pays, puis se donnent tous l’allure de Saladin se dressant comme un rempart sur le chemin des Croisés.
Les peuples arabes aspirent, comme tous les autres peuples, à la justice, à la démocratie, à l’éducation, au bien-être et à la paix. C’est pourquoi ils considèrent leurs leaders comme le principal obstacle à leur émancipation et à leur épanouissement. Ils pensent même que ceux-ci sont les instruments de la domination occidentale, américaine en particulier. «Des pions corrompus, des assoiffés de pouvoir aux mains des Américains, voilà ce qu’ils sont», dit Rachid, un enseignant marocain qui reprend une opinion largement répandue dans les sociétés arabes. «Ils sont là uniquement pour s’enrichir et nous asservir au profit des Occidentaux, qui leur offrent en retour leur bénédiction et leur protection», ajoute-t-il.
Selon certains analystes arabes, la crise actuelle a été fabriquée de toutes pièces pour permettre aux Américains de faire main basse sur le pétrole de la région. Ils doutent qu’une poignée de talibans menés par un «illuminé» puissent coordonner et exécuter un plan d’attaque aussi précis que celui qui ébranla la Terre le 11 septembre 2001. Quant à Saddam Hussein, il ne serait, selon plusieurs avis, qu’une poupée gonflable qu’on ressort chaque fois que la nécessité d’une action armée, pour telle ou telle raison, se fait sentir. Ainsi, le peuple irakien, soumis aux conséquences d’un étouffant embargo, paye le prix de la folie tyrannique de son président et de celle des puissances du marché.
D’autres propos soulignent que les Américains ont joué avec le feu en manipulant les mouvements islamistes extrémistes pour miner l’Union soviétique. Leur «Frankenstein» a fini par se retourner contre eux. L’Arabie Saoudite, qui, en collaboration avec les États-Unis, a organisé, endoctriné et financé ces mouvements en utilisant son autorité charismatique de gardienne des Lieux Saints, les aurait, d’après le même son de cloche, également dirigés au gré de ses intérêts contre les pays arabes rivaux ou non inféodés à sa puissance économique et religieuse. Mais, dès la fin de la première guerre d’Afghanistan, la machine s’est, paraît-il, emballée et a commencé à produire des tueurs en série qui ont pris pour cible La Mecque elle-même. Le régime saoudien est souvent accusé d’être un «joujou» fabriqué dans les laboratoires de la CIA. Et, de ce fait, il mérite, selon cette approche, d’être combattu comme s’il s’agissait d’un régiment d’Américains déguisés en princes bédouins.
D’autre part, la question palestinienne et l’embargo contre l’Irak continuent d’alimenter l’amertume des Arabes et leur colère contre le nouvel ordre du monde. Ils se sentent humiliés par le traitement qu’Israël et l’Occident infligent à leurs frères de sang, en Palestine comme en Irak.
Contrairement aux gouvernants, les peuples arabes n’en veulent plus à Saddam d’avoir envahi le Koweït et exposé par la suite son pays à la défaite et à la dévastation. Actuellement, même si Saddam n’est pas adulé comme un héros, tout le monde admet qu’il est en train de défendre au moins l’honneur de son pays.
Quant à Oussama ben Laden, il apparaît plutôt comme le vengeur masqué, sans pour autant être un guide spirituel digne d’être suivi. Les gens pensent probablement qu’il serait trop beau qu’un maigrichon, vêtu de haillons, Arabe de surcroît et musulman, fasse trembler à lui seul l’Amérique. «Terminator» en version arabe, écrite de droite à gauche. Il doit y avoir sûrement un truc ! Alors, au lieu de la ferveur pour al-Qaïda, on assiste plutôt à une expectative dubitative teintée par la crainte du retour de flamme de la déception.
La rancune des Arabes envers l’Amérique est réelle. Cette Amérique qui, estiment-ils, est derrière leurs malheurs depuis plus d’un demi-siècle. Mais, même si les apparences laissent penser le contraire, les Arabes n’en veulent pas à sa morale, à sa religion, à sa liberté, à sa richesse, à sa puissance et à ses principes, bien qu’ils soient différents des leurs. L’islam s’est toujours accommodé des autres cultes. Ils lui reprochent au contraire de se mettre hors de ses propres lois, de piétiner ses préceptes de base lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts. Ils n’admettent pas que cette puissance admirable, qui a un sens élevé de la justice, des droits, de la raison, abuse du pouvoir qui est le sien aujourd’hui pour soumettre des peuples faibles, des peuples qu’elle devrait plutôt aider.
À l’autre bout du monde, en effet, des femmes, des enfants et des hommes risquent de passer l’hiver sous une pluie de bombes, juste parce qu’ils ne peuvent pas dire, ni à Saddam ni à Bush, «non, arrêtez ça !».

Édition du samedi 19 et du dimanche 20 octobre 2002


Source: http://www.ledevoir.com/2002/10/19/11647.html