Bacel Feradj, le cameraman algérien mort lors des récents évènements à Gaza, n’est pas le seul Maghrébin tué par les Israéliens ou, pour le moins, avec leur concours. Retour sur des crimes dont les auteurs n’ont jamais répondu de leurs actes devant la justice. Dans l’un d’eux, il est question d’une piste montréalaise.

Le jeune assistant-opérateur travaillant pour la télévifsion algérienne ENTV et la Palestine Broadcast Production Company, l’un des premiers étrangers à entrer dans la ville assiégée, est décédé suite de blessures graves subies lors d’un bombardement intensif. Il a rendu l’âme le 6 janvier dans un hôpital cairote.
Feradj a ainsi rejoint trois autres Maghrébins figurant sur la liste des victimes de la vendetta israélienne. Ceux-là sont tombés en terre européenne : Mohamed Boudia et Mehdi Ben Barka à Paris, alors qu’Ahmed Bouchikhi fut la cible d’un traquenard en Scandinavie. Bizarrement, leurs tragiques destins sont refoulés par l’opinion publique. Jusqu’à présent, leurs familles n’ont pu aller jusqu’au bout du processus juridique, ne serait-ce que pour en savoir plus sur les circonstances dans lesquelles ont péri leurs proches.

Mohamed Boudia - D’une cause à une autre
Ce fougueux intellectuel, très peu connu de nos jours, naquit dans la Casbah algéroise il y a 77 ans, presque jour pour jour. Dans sa jeunesse, il s’engagea à outrance dans la lutte pour l’indépendance. Après la libération, il devint directeur de plusieurs journaux et revues, dont le quotidien du soir Alger Ce Soir. Au lendemain du coup d’État de juin 1965, alors qu’il était directeur général du Théâtre National Algérien, il tomba en disgrâce avec le régime de Houari Boumediene qu’il jugeait trop autoritaire.
Proche de Mohamed Khider, l’ancien trésorier du FLN lui-même assassiné par des agents algériens en Espagne, Boudia préféra donc très tôt quitter son pays natal pour élire domicile dans la capitale française. Il décida de se dévouer corps et âme à la cause palestinienne, allant jusqu’à adhérer au Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP). Un nouveau combat pour l’ex-prisonnier des Baumettes et de Fresnes.

Parallèlement, à Paris Boudia afficha une boulimie culturelle détonante. En sa qualité de directeur d’un théâtre local, le Théâtre de l’Ouest Parisien, il s’entoura de nombreux intellectuels et artistes, dont les défunts Boudjemaâ Ahguir et Larbi Batma qui devaient fonder le légendaire groupe musical Nass El Ghiwane au répertoire artistique empreint de références au militantisme anti-sioniste. L’influence de l’engagement politique de Boudia apparaît du reste dans certaines chansons du groupe marocain à l’instar de Ya Bani el Insane ou Intifadha.

On prêta à l’Algérien à l’allure de dandy plusieurs conquêtes féminines. Certaines d’entre elles rallieront d’ailleurs des organisations palestiniennes comme les sœurs Bradley, deux jeunes étudiantes qui ont perpétré un attentat contre des intérêts israéliens.
Au début des années 1970, Boudia était devenu, pour le Mossad, l’homme à abattre. On le soupçonnait d’avoir pris la relève du fameux Mahmoud El Hamchari à la tête du réseau européen de « Septembre Noir ». La guerre entre les organisations palestiniennes et les agents israéliens faisait alors rage dans la Ville Lumière, où le Mossad avait pignon sur rue. Ainsi, fin juin 1973, Mohamed Boudia fut la cible d’un attentat fatal. Une bombe explosa sous sa Renault 16 rue des Fossés Saint-Bernard.
Boudia n’a certainement pas la place qu’il mérite dans la conscience collective des siens. Il en est autrement à Paris, la ville qu’il adopta pour y enfin mourir. Aujourd’hui encore, des séminaires y sont épisodiquement consacrés au militantisme du poète et dramaturge algérien.

Mehdi Ben Barka – Le monstre sacrifié
Figure de proue du mouvement national marocain sous le protectorat, l’emblématique leader de l’opposition au régime du roi Hassan II a été de toutes les batailles. Au début des années 1940, il participe à la création du Parti de l’Istiqlal (Indépendance), dont il devient un membre influent. Il est également de la campagne qui a abouti au retour en terre marocaine du roi Mohammed V, alors exilé à Madagascar. C’est tout naturellement qu’il devient, au milieu des années 1950, président du parlement de l’époque, l’Assemblée consultative du Maroc.

Ce qui devrait être un couronnement d’une carrière pour de nombreux politiciens, aux yeux de Ben Barka n’était qu’une étape dans son parcours. Il se présente déjà comme le chef de file de l’opposition de gauche après la scission de son parti. Celui qui est considéré alors comme une menace par les éminences grises du makhzen est la cible d’un attentat raté, fomenté par le duo d’officiers Oufkir-Dlimi.
 
La cabale orchestrée par le palais royal contre le très charismatique professeur de mathématiques pousse celui-ci à s’exiler. Sa condamnation à mort par contumace pour complot et tentative d’assassinat du monarque, au mois de novembre 1963, était le signe que son sort était scellé. Il faut dire que le discours de Ben Barka à l’égard du régime de Hassan II avait gagné en virulence. À maintes reprises, il critiqua l’attitude du souverain alaouite dans le différend frontalier avec l’Algérie voisine. 

Son périple le mène d’abord à Alger. La capitale algérienne était réputée pour être la Mecque des mouvements de libération. L’intellectuel marocain y côtoie les grands du mouvement tiers-mondiste et panafricain, dont Amilcar Cabral et Che Guevara. Il rencontre aussi Malcolm X, le gourou des Black Panthers. Rapidement, il est perçu comme la cheville ouvrière du mouvement tiers-mondiste. On lui confie la préparation de la Conférence Tricontinentale de La Havane programmée pour 1966. Le soutien à Cuba et la lutte contre l’apartheid devaient dominer les débats.

Au lieu de la consécration, Ben Barka allait connaitre un autre sort. En effet, le 29 octobre 1965, il est victime d’un rapt en plein jour devant la brasserie parisienne Lipp. L’onde de choc créée par son enlèvement, puis par l’information sur sa mort, force le gouvernement français à initier une enquête. Celle-ci révéla que le kidnapping fut une action conjointe de deux policiers français et d’un membre de la pègre parisienne. Ils avaient agi sur la demande de Rabat. Un ancien membre de la Gestapo française sous Vichy, devenu plus tard un barbouze de l’OAS, se chargea de la sale besogne, mais c’est le général Oufkir qui aurait achevé son compatriote dans une ferme de la région parisienne. Le corps de la victime aurait été dissous dans de l’acide. Des témoins du meurtre, les frères Bourequat, disparurent dans le tristement célèbre bagne de Tazmamart.

Durant ses fréquents voyages à Paris, Mehdi Ben Barka n’était pas sans savoir qu’il courrait des risques énormes. En effet, le Mossad était omniprésent dans la capitale française. Même si de nombreuses questions persistent sur les circonstances directes, dans lesquelles le Marocain a été liquidé, aujourd’hui, il ne fait aucun doute que les services israéliens jouèrent un rôle de premier plan dans sa localisation à Paris.  

Incontestablement, l'assassinat du leader tiers-mondiste constitue une autre tache noire dans l’histoire de l’État hébreu. Il est difficile de contredire cette impression, quand on sait que le Mossad n’a jamais cessé de discréditer l’image du défunt, notamment en diffusant systématiquement des « révélations » sur ses présumés liens avec les services de certains régimes communistes, dont l’ex-Tchécoslovaquie. Plus 40 ans après sa disparition, la famille Ben Barka est épisodiquement l’objet de campagnes calomnieuses orchestrées par un certain Yigal Bin-Nun, retraité du Mossad de son état. Ses livres et conférences tournent toujours autour d’un sujet : le passé du leader marocain. C’est dire la conscience troublée des services israéliens…


Ahmed Bouchikhi - Rendez-vous avec la mort
Rien ne destinait ce jeune Algéro-Marocain issu d’un HLM d’Arles, dans le sud de la France, à une mort tragique, lui qui vivait dans l’un des pays les plus sûrs et les plus paisibles de la planète. Il fut victime de la guerre que se sont livrée dans les années 1970, sur le sol européen, le Mossad et les organisations palestiniennes, dont Septembre Noir. Après la prise d’otages lors des Jeux Olympiques de Munich, qui s’est terminée par un véritable carnage, les Israéliens ont entrepris la fameuse opération « La vengeance de Munich ». Steven Spielberg consacra un film assez complaisant à l’égard des chasseurs de têtes israéliens chargés des représailles.

Ahmed Bouchikhi, un citoyen norvégien de mère originaire de Tlemcen et de père marocain, menait une vie tranquille. Il travaillait comme garçon de café. Le 21 juillet 1973, il a été abattu à Lillehammer, en présence de sa femme qui était enceinte de leur fils. Ses tueurs l’ont apparemment confondu avec Ali Hassan Salameh qui, à l’époque, était considéré comme le numéro deux de l’OLP. Ce dernier devait tomber sous les balles israéliennes à Beyrouth six années plus tard. Son nom figurait en bonne place sur la liste établie par Golda Meir, alors premier ministre.

Des décennies sont passées et une question demeure sans réponse : Comment les services les mieux renseignés ont pu commettre une erreur aussi cardinale? Force est de constater que les deux agents du Mossad, responsables directs de ce crime, ont agi avec une facilité déconcertante. Dan Ert et Marianne Gladnikoff se sont même permis le luxe de louer une voiture sous leurs vraies identités. C’est grâce à cette voiture qu’ils ont été arrêtés au moment où ils allaient la rendre à l’aéroport d’Oslo. Lors de l’interrogatoire, ils ont révélé aux policiers norvégiens l’adresse de la demeure, où se trouvaient leurs quatre acolytes. L’un d’eux était détenteur d’un passeport canadien. L’enquête de la police révéla que le document fut volé à Montréal à une certaine Patricia Roxborough.

L’ « affaire Bouchikhi » remonta à la surface avec l’émergence du groupe musical Gipsy Kings. Raison : le leader de ce groupe en vogue dans les années 1980-90 n’est autre que Chico Bouchikhi, le frère de la victime. Malgré ses efforts, le gouvernement de l’État hébreu n’a jamais reconnu son implication dans l’abominable meurtre de Lillehammer. Cela n’empêcha pas le virtuose maghrébin de prendre part aux festivités du premier anniversaire des accords de paix israélo-palestiniens organisées sous l’égide de l’UNESCO en septembre 1994. « À la fin du concert, je suis allé serrer la main de Yasser Arafat et de Shimon Pérès, deux personnes que je considérais responsables de la mort d’Ahmed. L’un parce qu’il dirigeait les opérations des Palestiniens, l’autre parce que c’était un dirigeant politique israélien qui avait approuvé la liste Golda », dira plus tard le leader des Gipsy Kings.   
L’argent récolté lors du mémorable concert fut versé, en grande partie, à la reconstruction de Gaza. Plus de 14 ans plus tard, on ne peut que regretter que le geste de Chico Bouchikhi n’ait eu qu’une portée singulière. Gaza est de nouveau à reconstruire.  

Paradoxes
Trois Maghrébins ont disparu dans des conditions plus ou moins rocambolesques. En Europe, de temps à autre, leur tragédie ressurgit. À titre d’exemple, l’affaire Ben Barka a été portée à l’écran à maintes reprises. La série télévisée « L’affaire Ben Barka », réalisée en 2008 par Jean-Pierre Sinapi, a été diffusée ces jours-ci sur la chaîne canadienne Historia.
Curieusement, dans leurs pays respectifs, trouver des traces dans les livres d’histoire du sacrifice de trois hommes aux destins tragiques relève du miracle. Troubles de mémoire ou volonté d’oublier des épisodes douloureux? On ne connaîtra jamais la réponse. Quelques semaines après sa mort, personne n’évoque la fin du jeune Bacel Feradj. Un nouveau martyr voué à l’oubli.