Les Bouras sont débarqués à Montréal le 23 septembre dernier, les yeux brillants, tournés vers un avenir qu’ils imaginaient doux, à l’antipode du sort que la vie leur réservait plutôt. À peine une semaine plus tard, le père est mort, laissant une mère et trois enfants seuls, en terre inconnue, avec une facture médicale d’environ 250 000 $ sur les bras.
Yasmine Bouras Benbrahim, médecin en Algérie, avait finalement obtenu un permis de travail temporaire pour faire reconnaître ses acquis ici, au Québec. Le rêve d’une vie meilleure pour son mari, leurs trois enfants et elle était enfin tangible.
« On est arrivés le 23 septembre. On devait rester en quarantaine durant 14 jours, et le matin du 10e jour – c’était le 3 octobre, qui est aussi le jour de mon anniversaire –, mon mari m’a dit qu’il avait mal à la tête. Il s’est effondré, avec des convulsions, et a perdu conscience », raconte Mme Bouras Benbrahim.
Son mari, Mohamed Bouras, venait d’être victime d’une rupture d’anévrisme. Il a été transporté d’urgence à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, sans qu’elle puisse le suivre en raison de la COVID-19. À la maison avec leurs enfants de 6, 8 et 11 ans, elle a reçu un appel de l’hôpital au milieu de la nuit.
« Ils m’ont dit de prendre une voiture et de venir dès que possible. Je leur ai dit que je n’en avais pas et que je ne connaissais personne pour m’amener. Ils m’ont dit de prendre un taxi. Je n’avais que des euros, je n’avais même pas eu le temps de changer de l’argent… Finalement, l’hôpital m’a envoyé un taxi et ils m’ont dit de mettre les enfants dans la voiture. J’ai compris que ça n’allait pas du tout. »
Mohamed était dans le coma. Son état se détériorait à vue d’œil, et il a été transféré aux soins intensifs du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), où il est demeuré durant 13 jours, accumulant les complications, dont plusieurs AVC, et les interventions.
« À un certain moment, le médecin m’a proposé de réfléchir si ce n’était pas mieux de le débrancher. J’ai demandé si c’était une question d’argent. Il m’a répondu : « Ça fait longtemps que votre assurance a été dépassée. » »
Elle a refusé : « La vie n’a pas de prix. » Mohamed s’est éteint deux jours plus tard, le 16 octobre. Il avait 43 ans. Selon sa femme, il n’avait aucun antécédent médical, il était en très bonne santé, ne fumait pas, ne buvait pas et était très sportif : « rien ne pouvait prédire ça ». Avant d’arriver ici, ils avaient souscrit à une assurance privée qui couvrait des dépenses médicales jusqu’à un maximum de 100 000 $. Le couple s’était dit que « c’était une très grosse somme » et qu’elle suffirait à couvrir des « petits soucis de santé », au besoin. Mais la facture, qu’elle n’a pas encore reçue, s’annonce beaucoup plus salée.
« L’hôpital m’a dit qu’à titre indicatif, une nuit aux soins intensifs coûte 17 400 $. Il est resté 13 nuits. Ils m’ont dit que ce tarif n’incluait pas les frais de médecins, les examens complémentaires, etc. Il a eu au moins cinq interventions [actes] et ils ont fait plusieurs scanneurs, peut-être huit ou dix », énumère-t-elle, estimant qu’elle devra débourser autour de 250 000 $.
« Je suis moi-même médecin, je sais ce qu’ils ont pu faire et ils ont tout fait pour le sauver ; la facture, ce n’est pas pour rien. Mais ça reste un montant exorbitant pour une personne qui débarque dans un nouveau pays et qui veut commencer une nouvelle vie. »
Des amis ont lancé une campagne de sociofinancement sur le site GoFundMe. En 24 heures, les deux tiers de la somme avaient été amassés.
L’exception ou la routine ?
Le CHUM ne confirme pas la somme avancée par la veuve du patient, mais reconnaît que la facture peut rapidement atteindre les six chiffres.
« Concernant le montant de 250 000 $, il faut savoir que ce patient a été hospitalisé aux soins intensifs. Le montant total des frais facturés n’est pas aussi élevé que celui présenté sur la page GoFundMe, mais il est dans les mêmes eaux », a reconnu Lucie Dufresne, responsable des relations avec les médias au CHUM.
Selon Mme Dufresne, si la personne est en situation d’urgence, tous les hôpitaux ont la responsabilité de lui porter assistance. Si elle n’est pas assurée ou que son assurance est insuffisante, « le CHUM fait une entente de paiement avec la personne non assurée ou sa famille. La procédure est la même pour toutes les personnes non assurées ».
Chaque centre hospitalier possède sa grille tarifaire, qui est doublée pour les ressortissants étrangers, en vertu d’une réglementation du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) établie le 1er avril 1992.
« La circulaire ministérielle 2014-029 s’applique aux ressortissants étrangers et prévoit une surcharge de 200 %. Cette circulaire a été établie […] essentiellement pour éviter le tourisme médical », a expliqué Robert Maranda, responsable des relations avec les médias au MSSS.
Le cas de Mohamed Bouras est-il fréquent ou s’agit-il de l’exception ? Le MSSS est incapable de le dire : « le MSSS ne détient pas d’information sur le sujet », a répondu M. Maranda. Le CHUM évoque « plusieurs personnes non assurées qui se présentent au CHUM chaque jour », sans toutefois détailler la gravité des cas ou avancer un nombre plus précis.
Quoi qu’il en soit, Nadja Pollaert, directrice générale de Médecins du monde, ne s’étonne pas d’une situation semblable. Elle est d’ailleurs convaincue que le nombre de victimes d’iniquités sociales en ce qui a trait à l’accès aux soins de santé est à la hausse avec la pandémie.
« Des gens sont bloqués ici, d’autres sont ici comme étudiants, ils ne sont pas illégaux, mais leurs assurances ne couvrent pas certaines maladies et ils sont mal pris », cite-t-elle en exemple. « On remarque que des gens sont hésitants à consulter le système de santé [à cause des frais encourus], et dans un contexte de COVID-19, ce n’est surtout pas ça qu’on veut », évoque la directrice générale de l’organisme, qui réclame depuis des années un accès universel aux soins de santé au Québec.
« Le problème, c’est que personne, ni le MSSS, ni nous, ni aucune organisation, ne peut dire aujourd’hui combien de gens ont des soins sans avoir d’assurance. Ce n’est pas comptabilisé. On n’a pas ces chiffres-là », évoque Mme Pollaert. « Et nous, notre position, c’est : en attendant, est-ce qu’on peut donner accès aux gens ? »
« Je dois continuer »
Le défi n’est pas uniquement financier pour la veuve de Mohamed Bouras. Le corps de son mari quittera le Canada samedi, presque un mois jour pour jour après leur arrivée. Or, les contraintes de la pandémie les empêchent, elle et ses enfants, d’aller le porter à son dernier repos.
« Je ne peux pas partir avec lui », laisse-t-elle tomber, anéantie. « Il faut que je commence mon stage en médecine, afin d’avancer. Je suis un peu perdue. Je suis seule, je n’ai aucune famille ici. Mon mari devait s’occuper des enfants pour que je puisse me consacrer à mon stage. C’est une situation très, très compliquée. »
Malgré tout, Yasmine Bouras Benbrahim a bien l’intention de pratiquer la médecine au Canada, ne serait-ce que « pour la mémoire » de son défunt mari.
« J’appréhende beaucoup, mais c’est ce qu’il voulait, qu’on offre une vie meilleure aux enfants. Je me dois d’essayer. Je dois continuer. »
La page GoFundMe : https://www.gofundme.com/f/collect-de-fonds-pour-mohamed-bouras