L'Ange de goudron, ou Tar angel, a germé dans la tête de Denis Chouinard1 à Montréal en 1999. Cette histoire peut se lire à plusieurs niveaux et s'inscrit dans le militantisme artistique du réalisateur. Né en 1964 à Laval, il est comme il le dit lui-même le pur produit d'une société québécoise blanche et francophone.

A 17 ans il traverse la rivière des prairies et s'inscrit au CEGEP Saint Laurent en cinéma où il découvre un tout autre univers : "J'ai découvert le boulevard Saint-Laurent et ses boutiques d'immigrants hongrois, juifs, yougoslaves ou latinos. Les gens allaient y acheter des magazines et de la nourriture de leur pays d'origine. Je flânais dans le secteur et j'avais l'impression de voyager. Les gens parlaient une langue que je ne comprenais pas. Ils vivaient là parfois depuis plus longtemps que moi et je ne les connaissais pas. J'avais l'impression qu'il y avait un filon qui demeurait inexploité. Pour faire des films, il faut être curieux et raconter des choses qui nous intéressent. Cette envie de connaître l'autre, j'ai découvert que je pouvais l'assouvir par le cinéma" nous explique-t-il lorsque nous l'avons rencontré le 12 octobre 2002 à l'occasion d'une manifestation de soutien aux Sans-statut algériens à Montréal. En 1997, Clandestins, son premier long métrage fait une sortie remarquée. Le film dépeint la tragique traversée de l'Atlantique, dans le conteneur d'un cargo, de six immigrés rêvant de s'établir en Amérique. Il poursuit alors son œuvre cinématographique en souhaitant  traiter la question des immigrants de sa terre natale. Il va s'intéresser à la communauté algérienne, se remémorant les souvenirs d'enfance où il entendait parler d'Algérie et d'ouvriers revenant de ce pays lointain. Il mûrit sa réflexion sur le sort des immigrants au Québec et sur le sort que leur réservent ses compatriotes. "J'étais en réaction contre l'image négative du monde arabe qu'on véhiculait dans les médias. Chaque fois, on parlait de bombes, de meurtres et de sang. Mais ces gens font aussi des opérations à cœur ouvert, de la recherche. Ils produisent de la littérature, de la poésie, mais de cela, on n'en parle jamais. Le but était de montrer aux gens qu'il n'y a pas de différence entre un monsieur Tremblay, Bourgault ou un Arabe. Tous veulent que leurs enfants aillent à l'école et qu'ils réussissent. Ce n'est pas parce que tu es d'un autre pays ou que tu es différent, que tu es un ennemi." Denis Chouinard explore dans son film2 les dures réalités de l'intégration. On est ainsi plongé dans le quotidien de la famille Kasmi, famille algérienne ayant émigré dans les années 1990 au Québec. Ils attendent paisiblement d'être naturalisés canadiens ce qui représente pour eux un grand pas pour la sécurité et l'avenir de leurs deux enfants, Djamila et Hafid. Mais le rêve paisible du père est soudain perturbé par les activités militantes de Hafid, le fils, qui opte pour des actions directes afin d'empêcher la déportation de nombreux autres candidats à l'immigration. "Avec ce film je voulais établir un pont, un dialogue. Montrer que ces gens qui vivent à côté de nous ont des histoires incroyables à nous raconter. Que l'on a tout à apprendre les uns des autres." Denis Chouinard nous confie que les gens de la communauté algérienne sont doux et pacifiques et ont été durement touchés par l'affaire Ahmed Ressam et les attentats du 11 septembre 2001. Pour lui cette histoire constitue un véritable gâchis, troublant et modifiant le regard porté par la majorité des Québécois sur ces Algériens. Son vœu le plus cher comme il l'exprime dans la préface du scénario de l'Ange de Goudron est "que le film permette de panser les plaies causées par toute cette affaire et permette de tisser les liens les plus profonds qui soient. Nous avons besoin d'eux et ils ont besoin de nous, ne l'oubliez jamais" conclut-il. Il fréquente largement et longuement la communauté algérienne de Montréal qui l'apprécie. Denis Chouinard devient ainsi un connaisseur attentif et porte un regard humain sur ces hommes et ces femmes de la Méditerranée. Les dialogues sont empreints d'une grande précision et d'un réalisme très expressif par lesquels il anime la vie d'une de ces nombreuses familles algériennes sur la grande toile.

Il exprime et montre pour les spectateurs ce qu'est la vie de ces émigrants, image parfois si lointaine pour ce public de ce que peut être pour lui le quotidien d'une famille d'immigrants algériens, pourtant si proches d'eux. Il retrace alors les liens familiaux et les découvertes et les non-dits que l'on rencontre lorsque la communication entre les deux générations est difficile. "Dans un giron familial où la tradition et les valeurs du pays quitté se poursuivent, tout semble aller pour le mieux dans l’attente des papiers. Le fils aîné, Hafid, possède toutefois une vision bien différente des choses. Il devient membre d’un groupe d’activistes anti-mondialisation, mêlé aux causes progressistes, opposé aux expulsions de réfugiés, et pour la sauvegarde des logements sociaux. Les actions radicales du jeune homme l’obligent à prendre la fuite et plongent la famille dans le désarroi. Pour tenter de sauver son fils et leurs chances d’obtenir les papiers canadiens, Ahmed se lance à la recherche de Hafid dans les dédales enneigés de Montréal. Cette démarche désespérée le poussera à faire une immersion forcée dans sa société d’accueil et aussi à découvrir la vraie nature de son fils et de ses amis impliqués dans le groupuscule d’activistes. C’est au sein de ce groupe que Ahmed fera la connaissance d’Huguette, une jeune militante, tatoueuse à ses heures, et amoureuse d’Hafid. Ensemble, ils partiront à la recherche de Hafid dans une folle équipée qui les mènera au nord du pays3".

Denis Chouinard a choisi de bâtir son film sur des contrastes afin de démontrer l’immense clivage qui doit nécessairement s’opérer au sein de la famille Kasmi avant qu’elle puisse s’intégrer à un univers aussi différent que celui du Québec par rapport à leur Algérie natale. A la question que nous lui avons posée - Cherchiez vous à montrer au public les difficiles rapports intergénérationnels que connaissent les immigrants à leur arrivée au Québec dans la relation entre Hafid et son père- il nous éclaire ainsi : "Lorsque l’on écrit un scénario, il y a toujours des éléments de notre vie personnelle qui viennent se greffer à l’histoire, qu’on le veuille ou non. Je pense que beaucoup de gens vont se reconnaître dans cette relation père-fils, qu’ils soient Algériens, Québécois ou Européens ! En fait, je cherchais à intégrer une telle confrontation afin d’illustrer cette tendance marquée qu’ont les immigrants à développer un attachement à la nouvelle terre d’accueil, de manière fort différente d’une génération à l’autre. Le père dans L’Ange de goudron est un peu le gardien des traditions culturelles du pays d’origine, tandis que le fils est plutôt engagé dans la " voie rapide " de l’intégration. Si vous ajoutez à cela un manque de communication au sein de la cellule familiale, il y a là tous les éléments pour créer une situation explosive."  La relation père-fils et les rapports intergénérationnels sont incarnés par Ahmed Kasmi et Hafid qui lui, par ses actions et son idéologie même, s'inscrit et s'investit pleinement dans la société québécoise. L'un des dialogues clés du film est significatif pour expliquer les relations difficiles et la différence d'appréciation entre la jeune génération et leurs parents qui transportent avec eux tout le mode de vie, les traditions et les comportements d'Algérie.

 Hafid : En Algérie, tu avais peur des barbus ici tu as peur du gouvernement. Jusqu'à quand tu auras peur ? A force de fuir tu deviens leur complice, maintenant moi, Ya basta.

 Ahmed : C'est vrai, oui je courbe l'échine, Oui je ferme la gueule je rampe même. Mais, pour quoi ? c'est pour toi, c'est pour ta sœur, c'est pour ta mère. Si on a quitté l'Algérie, c'est pour que tu puisses étudier, rêver. Rêver, jamais j'ai pu le faire moi. Regarde moi, tous les soirs je rentre du travail avec les mains et les poumons pleins de cette saloperie de goudron; tout ce que je mange pue le goudron.

Cette incompréhension dans les relations entre les deux générations marque la principale pierre d'achoppement entre les parents et les enfants qui eux souhaitent vivre à la mode québécoise, sans pouvoir bien comprendre pourquoi leurs parents s'érigent souvent en défenseurs d'une société de laquelle ils ne connaissent finalement pas grand chose. Les enfants nés en Algérie et qui ont grandi au Québec ont quant à eux une soif de liberté pour laquelle ils veulent vivre pleinement et utiliser le mode de vie à l'américaine pour réaliser leurs rêves. Cette confrontation générationnelle implique alors, dans certains cas, des ruptures familiales et une acculturation qui débouche parfois sur des crises identitaires graves. Juliette Minces explique que l'autodétermination des jeunes est souvent une cause de dispute pour les adultes qui prônent les valeurs traditionnelles. La non-conformité des jeunes aux coutumes et aux attentes de leurs parents est souvent considérée comme trahison4. C'est ce qu'illustre au début du film les relations entre Hafid et son père quand  ce dernier découvre qu'il est activiste, qu'il a une copine "québécoise pure laine", car il rêvait pour lui d'une Algérienne. Il se sent trahi par son fils et par sa fille Djamila qui était au courant de tout cela sans en avoir parlé à son père. Il est perdu et n'a plus de repères pour pouvoir réagir et restaurer l'autorité paternelle, car il ne peut imaginer que ses propres enfants aient pu ainsi "oublier" les traditions et le mode vie, la culture dans laquelle il a essayé de les élever et qui pour lui est la seule importante.

Denis Chouinard explique alors qu'on pourrait être un peu plus chaleureux dans la façon d'accueillir les gens. On peut avoir vécu quinze ans auprès d'un homme né à l'étranger sans jamais lui avoir adressé la parole. C'est comme si les Québécois consentaient à ce que les immigrants viennent s'établir ici pour leur offrir des restaurants plus variés, mais sans vraiment les intégrer et devenir leurs amis. "Je ne crois pas à la mosaïque canadienne, affirme-t-il, je suis en faveur d'un melting pot complet. Le multiculturalisme à la Pierre Trudeau, c'est une fumisterie. Les immigrants ne demandent qu'à s'intégrer et à ce que leurs enfants soient acceptés. Ils savent très bien que s'ils restent dans des lieux fermés et entre eux, il va y avoir une forme de rejet. Malheureusement, notre modèle politique et culturel va à l'encontre de cette idée d'intégration. C'est pour des raisons d'immigration que je suis indépendantiste. Si les immigrants recevaient des signaux clairs qu'ici la langue d'intégration est le français, les choses se passeraient mieux. L'ambiguïté qui persiste conditionne un réflexe de fermeture qui, à terme, est foyer de racisme; ces gens pourraient être vus comme des envahisseurs". Il traduit cependant à la fin du film l'évolution de ces familles qui parfois dans la douleur, arrivent à s'adapter et à s'insérer dans le mode de vie américain et développent une meilleure compréhension tant de la société qui les entoure que de leurs enfants. L'Ange de Goudron est une fiction dont la conclusion est symbolique. La dernière scène du film, toute dans l'allégorie, nous offre une vision de l'évolution des rapports générationnels toute à fait juste.

Ahmed en voix off devant la tombe de son fils Hafid : "Hafid, mon fils, déjà trois mois que tes os dorment dans la terre qui t'a vu mourir mon fils. Ta présence ici, désormais éternelle, scelle définitivement notre appartenance à ce territoire pour moi, Naïma, Djamila et le petit Salim que tu ne connaîtras jamais mais qui grandira en sachant à quel point le cœur de son grand frère était rempli de courage. Je marche maintenant avec le dos droit Hafid. J'ai désormais compris que la place d'un homme dans la société, c'est celle qu'il prend. A bientôt mon fils, que Dieu veille sur toi".

L'appréciation de ce dialogue vient du fait de la découverte de la société d'accueil, plus les familles vont être intégrées et vont connaître cette société québécoise plus les rapports intergénérationnels vont s'apaiser. La tradition devient alors moins rigide et permet un épanouissement tant des parents que des enfants.

Cette fiction qu’est l’Ange de Goudron a eu le mérite d’exister, de mette en lumière, dans une période plutôt agitée (le film est sorti en 2001 après les attentats de New York) une émigration algérienne mal menée par les stéréotypes. Denis Chouinard a tenté par son œuvre cinématographique de mettre des images et des mots sur une facette de cette Algérie émigrée en tentant de rapprocher la société québécoise de ces nouveaux arrivants. Ce Québec généreux que représente Denis Chouinard, avec son ouverture vers le monde et les cultures, devrait tenir une place bien plus importante dans les cœurs de tous les Québécois.

 

Marion Camarasa
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1 - Filmographie de Denis Chouinard Dogmatisme ou Le Songe d'Adrien (1988), court métrage coréalisé avec Louis Bélanger. Le Soleil et ses traces (1990), moyen métrage coréalisé avec Louis Bélanger. Les 14 définitions de la pluie (1993), moyen métrage coréalisé avec Louis Bélanger. Clandestins (1997), long métrage coréalisé avec Nicolas Wadimoff. Le Verbe incendié (1998) moyen métrage documentaire. L'Ange de goudron (2001) long métrage. Voir Gilles Groulx (2002), long métrage documentaire.

2 - FICHE ARTISTIQUE :Ahmed Kasmi : Zinedine Soualem Naïma Kasmi : Hiam Abbass Hafid Kasmi : Rabah AÏt Ouyahia Huguette : Catherine Trudeau Djamila Kasmi : Kenza Abiabdillah Sylvain : Marc BeauprÉ Snoopy : Koumba Ball Roberto : Raymond Cloutier Bertrand : Gary Boudreault Ruffolo : Igor Ovadis Walter Desrosiers : FranÇois Papineau Pauline Toulouse : Maude GuÉrin Chanteur africain : Pierre Muzadi Juge : FranÇoise Lemieux.
FICHE TECHNIQUE : Réalisateur : Denis Chouinard Scénario : Denis Chouinard Directeur de la photographie : Guy Dufaux Montage : Richard Comeau Mixage : Hans Peter Strobl et Bertrand GariÉpy-strobl Concepteur sonore : Marcel Pothier Musique originale : Bertrand Chénier Directeur artistique : Mario Hervieux Casting : Emmanuelle Beaugrand-Champagne et Julie Breton Costumes : Denis Sperdouklis Producteurs : Roger Frappier et Luc Vandal Production : MAX FILMS, Montréal 2001.

3 - In Fiche du Film et résumé officiel.

4 - In MINCES Juliette, La génération suivante,  Éditions de l'aube, Paris, 1997.