Il me souvient des 8 mars d’un autre temps, sans doute aux couleurs de mes vingt ans dans cette Algérie naissante. Mais aussi aux couleurs d’une époque riche d’espoir de cette humanité gonflée à bloc par sa jeunesse, folle de liberté et de justice.

Il me souvient d’une anecdote si proche de moi, si complice du rêve de tant de femmes, attirées par un rayon de lumière qui éclaire leur univers le temps d’une célébration. C’était, il y a déjà quelques décennies dans un pays encore vierge de sa tragédie future, l’Algérie d’antan. Celle du 8 mars au symbole si puissant. Celle des roses et des femmes résolument tournées vers l’avenir qui désertaient bureaux et maisons pour remplir et animer les rues principales du centre-ville. Des 8 mars vierges de haine, de violence et de sang. Il me souvient de cette anecdote lourde de sens et de symboles qui a vite fait le tour de la ville, Alger, fière de ses prouesses en ce temps-là. Des prouesses comme celle dont s’est inspirée cette femme qui se trouve au cœur de l’anecdote en question. Une femme qui a bravé l’interdit de son conjoint pour vivre sa journée. C’était écrit partout. Dans les médias et les agendas les plus officiels. Le 8 mars c’est la journée internationale de la femme. Et en Algérie, la femme ne l’aurait manquée pour rien au monde.

Cachée aux regards dans son haïk blanc, elle a traversé son quartier animée par le désir d’être, et de répondre présente à l’appel de cette journée mémorable. C’était sa façon de prendre part à l’histoire en marche de l’Algérie indépendante, tout comme l’avaient fait ses sœurs durant la terrible et longue nuit coloniale.

Dans une salle comble de femmes, elle a ri aux larmes et applaudi une pléiade d’artistes venus spécialement pour lui rendre hommage. À elle, la femme, et fêter avec elle cette nouvelle ère, toute prometteuse de son indépendance à elle. Sa liberté à elle dans son pays nouvellement libéré. Bientôt, rêvait-elle, le féminin imprègnera la vie de la cité, puis de toute la société. Les discours disaient qu’il y aura des femmes partout : dans les bureaux, les écoles, les hôpitaux, les usines et dans la rue. Le gris des façades cèdera le pas à une nuée de couleurs qui embelliront la ville. La désolation des terrains vagues explosera en oasis invitantes et le langage brut de la rue se diluera au contact du féminin. Ce féminin qui s’affichera dans l’espace public tout en couleur dans les villes et villages, tout en douceur dans les mœurs rigides d’ignorance. Le pays semblait définitivement embarqué dans le train de l’égalité. De quoi réjouir les féministes. De quoi ravir les femmes, tout court. Beaucoup étaient prêtes à saisir ce moment de bonheur furtif qui ne durait que le temps des célébrations. Un éclair de lumière qui les éblouissait, pulvérisant au passage les  remparts de cet univers strict et étroit qui balisaient leur vie. Alors, la fête était de rigueur. Un droit et un devoir au regard de l’histoire tourmentée de leur peuple, mais aussi en vertu de ses propres espoirs à elle. Qui avait tant donné. Si peu reçu.

Dans l’allégresse, on ne fait pas d’effort pour oublier les tabous. Ils se dissipent d’eux-mêmes. On les ignore. Tout comme cette femme à qui l’on doit l’anecdote. Et l’interdiction des maris, à propos de la célébration du 8 mars, ne pouvait que passer par-dessus la tête des femmes, tant elle leur semblait absurde. Dans le contexte et dans le fond. Combien étaient-elles dans les salles de fête, dans les rues à l’avoir bravée pour être de la communion? C’est le cœur de l’anecdote dont il me souvient.

Toute la symbolique de l’anecdote était là. Mise à nue, brusquement, par ce mari furieux et menaçant qui se présente à l’entrée de la salle des fêtes pour récupérer sa désobéissante femme. L’accès étant réservée aux femmes, il ordonne qu’on aille chercher la sienne. Mais, le hic, c’est qu’il refuse de s’identifier, question redjla, wahchouma. Alors, il demande qu’on fasse l’annonce suivante dans la salle, sans citer de nom : « Que la femme qui est dans cette salle sans l’autorisation de son époux veuille bien se présenter à l’entrée! »

Un coup de tonnerre que cette phrase! 80 % des femmes présentes se dirigent alors vers la sortie. Toutes avaient spontanément pris la même résolution en cette journée symbolique du 8 mars. Un acte de liberté si naturel, prélude de cet avenir aux couleurs de leurs espoirs dans l’effervescence d’un pays en devenir. Tout était inscrit dans l’air du temps. La modernité passe par l’émancipation de la femme. Et la maison Algérie ne pouvait pas se passer de modernité.

Mais pour paraphraser un chanteur bien connu « je parle d’une époque que les moins de trente ans ne pouvaient pas connaître »  En ce temps-là, la violence, le FMI, la banque mondiale, l’OMC et les barons locaux de l’import-export n’avaient pas la main mise sur la maison Algérie. Les gens voulaient s’éduquer, grandir avec leur pays et combler leurs besoins plutôt que d’attendre sur les quais les aliments de leur survie. En ce temps-là, l’Algérie semblait vaste de l’espoir de ses femmes et l’avenir prometteur de ses enfants. Les vannes du terrorisme n’avaient pas encore été actionnées par les faiseurs de deuils et le cœur des femmes pouvait se réjouir et vibrer à la multitude d’images et de sons qui célébraient le 8 mars dans l’Algérie d’antan.