Après plus de trois mois, la même consternation. La famille de Raouf Farrah, chercheur en géopolitique et essayiste emprisonné depuis 100 jours en Algérie, réclame sa libération immédiate et appelle le gouvernement du Canada à « poursuivre ses efforts » auprès du régime algérien pour mettre fin à ce qu’elle qualifie d’intimidation ciblant une nouvelle fois un ressortissant canadien pour ses écrits portant sur le mouvement prodémocratie algérien.

M. Farrah a été interpellé le 14 février dernier dans la région d’Annaba, dans le nord-est du pays, alors qu’il y était de passage avec sa femme et sa fille pour une visite familiale. Il a été mis en détention préventive six jours plus tard à la prison Boussouf de Constantine, où il croupit depuis.

Le régime autoritaire algérien, qui a renforcé depuis plusieurs mois sa répression contre les militants du Hirak, ce mouvement appelant à la démocratisation du pays, tout comme les citoyens s’exprimant sur ce sujet, l’accuse de « réception de fonds depuis l’étranger dans le but d’effectuer des actes attentatoires à l’ordre public » et de « publication sur Internet d’informations classifiées », ce que réfute le principal intéressé.

Alger multiplie depuis des mois les accusations opportunistes contre les voix critiques du régime et les opposants à la présidence d’Abdelmadjid Tebboune. Plusieurs Canadiens d’origine algérienne en ont fait les frais depuis 2021, année où les autorités algériennes ont décidé de se faire moins conciliantes face à la « révolution des sourires », qui a vu le jour dans la rue en 2019, et d’imposer une chape de plomb sur ce mouvement appelant à une réforme démocratique du pays d’Afrique du Nord.

Raouf Farrah a coordonné un ouvrage collectif publié au début de l’année et intitulé Algérie : l’avenir en jeu, essai sur les perspectives d’un pays en suspens(Koukou éditions). Il semble être une victime collatérale des enquêtes menées par le régime algérien après la fuite en Tunisie d’Amira Bouraoui, une figure forte du Hirak, en février dernier, depuis Annaba où M. Farrah et sa famille se trouvaient.

Un journaliste algérien, Mustapha Bendjama, a été arrêté et accusé d’avoir facilité la sortie clandestine d’Algérie de la militante par la Tunisie. Il est un des 20 contributeurs à l’essai collectif piloté par M. Farrah.

« Raouf n’a eu aucun lien avec Mme Bouraoui », assure son patron, Mark Micallef, directeur de l’observatoire du Sahel et de l’Afrique du Nord de l’ONG Global Initiative against Transnational Organized Crime, pour lequel Raouf Farrah travaille depuis 2020. Le chercheur y est analyste sur la question des trafics humains en Libye. « J’ai l’impression qu’il a surtout été au mauvais endroit, au mauvais moment. Sur la base de ce que nous connaissons de Raouf, de son travail, de ses relations, il est évident qu’il s’agit d’un malentendu. Nous demandons àl’Algérie au moins de lui accorder une libération sous caution et de laisser les faits parler d’eux-mêmes pour laver sa réputation », a ajouté M. Micallef joint par Le Devoir à Malte.

À ce jour, deux demandes de libération déposées par l’avocat de M. Farrah ont reçu des fins de non-recevoir.

Une famille dans le vide
« Depuis son incarcération, un sentiment d’injustice et d’inquiétude nous habite, a résumé lundi la famille de M. Farrah par voie de communiqué. C’est avec tristesse que sa fille a fêté ses quatre ans sans lui. Tous les petits moments du quotidien si importants pour nous manquent de sens sans sa présence. Nous pensons à sa tristesse à lui aussi de ne pouvoir être présent pour sa fille, pour les siens. »

Et d’ajouter : « Raouf est un chercheur intègre, reconnu à l’international pour son travail sur l’Afrique du Nord et les pays du Sahel. Ses publications témoignent qu’il a à coeur le développement de ces pays et le bien-être de leurs peuples. »

L’arrestation et la détention de M. Farrah ne sont pas sans rappeler le cas de Lazhar Zouaïmia, ce technicien d’Hydro-Québec accusé en février 2022 d’« atteinte à la sécurité et à l’unité nationale » et jeté en prison pendant 40 jours, puis retenu contre son gré en Algérie. Il y était de passagepour rendre visite à sa famille. Militant des droits de la personne, particulièrement au sein d’Amnistie internationale, l’homme participait régulièrement aux manifestations organisées à Montréal en faveur du mouvement prodémocratie algérien en plus de partager des commentaires en ligne sur le Hirak. Il a finalement réussi à rentrer au Québec en mai 2022, mais a été condamné par contumace à cinq ans de prison en novembre dernier, pour son militantisme prodémocratie pourtant mené uniquement depuis le territoire canadien.

Selon le ministère des Affaires étrangères du Canada, quatre ressortissants canadiens, ayant demandé le soutien de la mission consulaire à Alger, sont actuellement emprisonnés dans ce pays d’Afrique du Nord.

Sans entrer dans le détail de ces emprisonnements, Ottawa précise maintenir « des relations bilatérales de longue date avec l’Algérie », ce qui lui permet entre autres d’entrer en discussion avec le gouvernement algérien « sur des enjeux d’importance pour le Canada, notamment sur les droits de la personne et les cas consulaires », a précisé une porte-parole du ministère au Devoir. « Nous appuyons fermement les droits de tous les Algériens et Algériennes à la liberté d’association, de réunion pacifique, d’opinion et d’expression », a-t-elle ajouté.

Pour Mourad Haouas, ami de la famille de Raouf Farrah, le chercheur en géopolitique est avant tout un expert en relations internationales qui documente les enjeux politiques et sociaux de la région, et non pas un militant du Hirak, comme semblent le croire les autorités algériennes. « Il faut soutenir sa famille dans l’épreuve qu’elle traverse en ce moment, a-t-il dit en entrevue au Devoir depuis Montréal où il vit. Et il faut espérer sa libération le plus rapidement possible. »

 

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