Dans cet entretien, la féministe algérienne Wassyla Tamzali, revient sur le houleux débat autour de la burqa en France, mais également sur d’autres questions liées à la femme au Maghreb...

>> L’Expression: La polémique sur la burqa est à son paroxysme en France. En tant qu’intellectuelle, ne pensez-vous pas que le traitement médiatique de ce débat permet aux politiques d’occulter d’autres questions hautement plus importantes, notamment celles liées à la crise financière ou encore la crise au sein de l’UPM?
Wassyla Tamzali: Dès qu’on parle de femme, il y a quelque chose de plus important. Personnellement, je trouve que la burqa est une question très importante, et ce, même si elle ne concerne qu’une minorité car il s’agit d’une grave offense faite aux femmes. Tout est signe dans la vie. Le monde a une certaine signification et le voile intégral a, bien évidemment, la sienne. Et c’est pour cela que je ne l’accepte pas.
Je crois que quand on est musulman, on ne peut se sentir stigmatisé par le débat autour de la burqa. Les musulmans ne s’identifient pas à cet habit. Pour revenir à ce qui s’est passé en France, je ne comprends pas comment le Parlement français crée une commission pour débattre du port de la burqa. A-t-on créé une commission sur la torture. Avec la burqa, j’ai découvert une chose très grave concernant les Européens. Ces derniers sont incapables d’avoir un jugement moral.

>> Dans votre dernier ouvrage, Une Femme en colère: Lettre d’Alger aux Européens désabusés, vous évoquez la question du voile, votre position est assez claire là-dessus, mais certains seraient tentés de dire que le féminisme est d’abord le fait de laisser à la femme le choix de ce qu’elle veut être. Qu’en pensez-vous?
Il y a le problème de la liberté qui se pose. Celle-ci a des bases éthiques. La liberté n’est pas un produit statique. Si je fais un choix, celui-ci est inéluctablement remis en question par le monde extérieur et par moi-même.
On ne peut comparer une obéissance déguisée en choix et qui, en fait, n’est qu’un consentement. Partout dans le monde, la pratique du voile, n’est pas un choix, mais un consentement. Ce n’est pas la même chose, il y a une différence entre le consentement et le choix.
Le choix libre se fait à travers un esprit critique, qui, sans cesse, va analyser les rapports de domination auxquels on est soumis. Quant au consentement, il s’effectue par rapport à des idéologies qui se situent au-dessus de la personne. Donc celle-ci ne peut pas discuter de ces idéologies, elle se soumet. Elle consent librement à respecter l’idée ou l’idéologie, qui est supérieure à soi, sans remettre en cause cette supériorité.

>> Peut-on dire qu’Une Femme en colère est un pamphlet contre vos amis intellectuels de gauche qui prônent le relativisme culturel quand il s’agit du voile ou d’autres questions liées à la femme?
Il ne s’agit pas d’un pamphlet. Je pense que c’est quelque chose de très argumenté. Par contre, c’est le titre qui est pamphlétaire. C’est celui de l’éditeur. Le mien c’était L’Innomée, celle qui n’a plus de nom.
Il y a 15 ans, quand je disais en France que je suis Algérienne, c’était normal. Aujourd’hui, pour être Algérienne, il faut être voilée, musulmane, pratiquante et il faut le revendiquer.

>> On vous fait le reproche d’être à l’extérieur de ce monde que vous prétendez représenter.
On fait des reproches à tous les féministes en Algérie qui ont les mêmes idées que moi, et donc au féminisme qui s’inscrit dans une trajectoire universaliste. Le féminisme est lié dans son histoire à l’universalité.
Aujourd’hui, on a créé des féminismes particuliers, aberrants et paradoxaux, comme le féminisme islamique. Nous, on revendique un féminisme universaliste, suivi et respecté en Europe, pour les Européens, bien sûr mais pas pour les «indigènes». Ça veut dire que nous n’avons pas le droit à l’universalité.

>> Les intellectuels de gauche nous considèrent toujours comme des indigènes...
J’appelle cela une vision «ethniciste», pas indigène. Ils «éthnicisent» leur pensée. Pour eux, tout dépend de l’ethnie à laquelle vous appartenez.

>> Donc ce qui leur convient, ne convient pas forcément aux autres?
C’est ce qui est terrible. Eux, ils ont travaillé sur la différence. Personnellement, j’aime la notion d’altérité. Je suis autre, on est tous autre, mais on reste deux choses pareilles. Ce n’est pas parce que je mange du couscous que je ne resemble pas à la personne qui mange de la choucroute. Il n’y a pas de différence, il y a une altérité.

>> Vous évoquez le danger souvent minimisé du relativisme culturel...
Ça a commencé par la tolérance. Et au départ, c’était une idée assez généreuse, avec laquelle on a essayé de régler le problème insupportable du racisme. Mais on ne peut être tolérant de tout. On ne peut tolérer, par exemple, de voir un enfant vendu comme esclave dans les quartiers, une femme battue a côté de nous.
Donc, à un moment donné, il faut mettre une barrière à la tolérance qui s’appelle l’intolérable. La liberté individuelle qui n’est pas fondée sur une liberté collective et politique, est une liberté qui peut mettre en péril la liberté des autres. La liberté des uns doit s’arrêter à la liberté des autres. C’est le principe et la meilleure manière pour moi de pratiquer ma liberté sans porter ombrage aux autres.

>> Quel commentaire faites-vous des intellectuels qui produisent des discours sur des sociétés dont ils ne font plus partie?
Ces intellectuels n’ont pas oublié l’Algérie, ce qui est vraiment bien. Moi, je vis entre les deux. Je ne connais pas des Algériens qui ont coupé les liens avec leur pays et qui continuent à écrire là-dessus Ils vivent plutôt entre les deux pays. Là-bas, ils trouvent une certaine liberté sociale qui n’existe pas en Algérie.

>> Doit-on s’attendre à quoi que ce soit des militants de la gauche européenne, surtout qu’en matière de lutte contre l’ordre patriarcal, ils ont toujours beaucoup de choses à faire?
Mais ils ont fait beaucoup de progrès quand même.
Personnellement, j’aimerais bien avoir une législation comme celle qui existe en Europe. Il y a des pratiques de liberté qui n’existent pas chez nous.

>> En Algérie, il n’y a pas que les textes juridiques qui posent problème, ce sont plutôt les mentalités qui restent toujours à la traîne...
Il faut continuer à se battre pour changer les textes. Le rôle de la loi est très important. C’est le départ de la violence symbolique. Quand une loi ne me reconnaît pas comme un être libre, c’est une violence. C’est cette violence symbolique qui engendre toutes les autres. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé avec les femmes qu’on a agressées à Hassi Messaoud.

>> Justement, comment expliquez-vous le silence des politiques par rapport à ce qui s’est passé à Hassi Messaoud?
C’est une faute grave, c’est un crime. J’espère qu’il y aura des sanctions. Il faut protéger les travailleuses. On les a même traitées de prostituées. Personnellement, je pense et c’est ce qui est vraiment horrible parce que si c’était réellement des prostituées, ils n’auraient pas fait cela.


Source: L'Expression - Edition du 15 mai 2010