Entretien réalisé Nadia Zouaoui après le tournage du film documentaire "Le Voyage de Nadia"

Synopsis:
A 19 ans, la Kabyle Nadia Zouaoui a été arrachée de force à son village de Tazmalt et mariée à un compatriote émigré au Québec. Des années plus tard, elle revient en Kabylie afin de comprendre ce qui, dans sa contrée, freine l'émancipation des femmes.

Mabrouk Rabahi : Le Voyage de Nadia c’est le votre, de quelle expérience personnelle êtes-vous partie pour porter à l’écran ce regard critique en parlant des souffrances des femmes dans cette région de l’Algérie-la Kabylie- d’où vous êtes originaire ?
Nadia Zouaoui : L’idée originale du film n’avait rien à voir avec mon histoire personnelle. Je voulais faire un film sur les difficultés que rencontrent les femmes féministes dans les pays musulmans. Des femmes comme Chirine Ebadi, le prix Nobel de la paix, me fascinent car je sais combien il est pénible et frustrant de se battre dans des sociétés où les mentalités sont machistes et rétrogrades .Malheureusement ou peut –être heureusement, je n’ai pas pu avoir de financement pour un tel projet, il y avait par contre une ouverture pour faire un documentaire avec un contenu canadien. Je suis donc devenue le contenu canadien pour mon projet et c’est de là qu’est née l’idée du Voyage de Nadia. Donc c’est moi qui retourne dans mon pays d’origine pour parler des femmes de mon enfance à travers mon histoire. Je me suis dit que dans mon village il y a tous les ingrédients pour un tel film.
Toute petite, je ressentais déjà les injustices que vivaient les femmes autour de moi. Le mariage forcé de mes cousines, l’impossibilité de sortir dehors, les taches ménagères qui n’incombaient qu’aux filles. Les professeurs du lycée de filles que j’ai fréquenté, nous appelaient «le genre faible» au lieu de prononcer le mot «femmes», ce mépris pour la femme je l’ai remarqué à un très jeune age et même si tout le monde autour de moi trouvait cela normal, je savais que c’était injuste et je me suis donnée la mission de le dénoncer un jour.

M.R : D’entrée de jeu l’œil de la camera pointe sur l’aspect carcéral, la répartition de l’espace entre femmes et hommes, en un mot l’agora ou l’espace publique c’est du masculin pluriel ?!
N.Z :Très jeune déjà j’ai été marquée par cet enfermement des femmes, je n’ai jamais vu mes voisines ou ma mère marcher dans les rues de mon village, c’est comme si elles appartenaient naturellement au décor de leurs cuisines, c’est comme si elles faisaient partie des meubles de la maison, cette servitude intériorisé me déconcertait . Nous étions des prisonnières dans nos propres maisons non parce que nous avions commis des crimes comme de vrais prisonniers mais parce que nous étions des femmes. Je me souviens que vers l’age de dix ans, j’envoyais des bouts de papiers aux femmes du voisinage ou je les invitais à sortir pour faire une manifestation dans les rues de Tazmalt pour demander le droit de sortir. Personne n’osait mettre le nez dehors le jour venu. Elles me trouvaient bien mignonne avec mes petits bouts de papier et mes rêves de liberté et je ne comprenais pas pourquoi elles ne se joignaient pas à moi. Elles m’ont expliqué plus tard que si elles se joignaient à une telle manifestation leurs maris les divorceraient et leurs pères les battraient. Je me suis donc rendu compte très jeune que les choses ne sont pas si faciles à changer et que mon tour pour l’enfermement viendrait dés le début de mon adolescence.

M.R : Les conséquences de cette incarcération se lisent sur tous les visages des femmes qui ont témoigné et qui appartiennent aux différentes générations, il y a quelque chose de pathétique qui se dégage : frustrations, dépressions et mélancolie. Quelles sont les difficultés rencontrées pour arracher ces témoignages ?
N.Z : Pour trouver des candidates pour le documentaire j’ai essuyé beaucoup de refus; les femmes voulaient parler et me racontaient toutes leurs histoires aussi tristes les unes que les autres mais la difficulté se pointait quand je demandais la permission aux hommes de la famille. Ce qu’il faut comprendre, c’est que dans ces société, les femmes n’ont pas leurs identités propres en tant que sujets autonomes, elles sont la femme d’untel, la fille d’untel, la sœur d’untel ,et donc pour les interviewer il faut s’assurer d’avoir les permissions des hommes de la famille.
Cependant, dés que j’ai ouvert la caméra ces femmes se sont livrées à cœur ouvert comme des volcans à qui on donnait la parole pour la première fois. Je n’ai eu aucune difficulté à les faire parler. Il y’a effectivement une frustration, le sentiment de s’être fait avoir par des coutumes ancestrales qui n’ont plus de sens.

M.R : Les hommes qui ont répondu à vos questions semblent mis au pied du mur ou démasqués, est-ce l’effet de la camera ou effectivement hommes et femmes convergent à expliquer par la fatalité le poids de toute cette tradition patriarcale comme impersonnelle et dépassant les sujets sociaux, plus accentuée à la campagne ?
N.Z : Non, je n’ai pas mis les hommes au pied du mur et ce n’était pas mon intention. Je voulais donner la parole aux hommes mais à des hommes qui soient assez honnêtes pour expliquer le poids des traditions et comment ils sont pris dans ce carcan insoulevable. J’étais avec une équipe de tournage composée de femmes québécoises et les hommes algériens deviennent particulièrement galants devant des occidentales mais étant algérienne et connaissant bien la mentalité j’ai fait attention de ne tomber ni dans le discours féministe à l’occidentale qui veut dénoncer ces hommes qui ne donnent aucune liberté à leurs femmes ni dans le discours galant qui embellie la réalité. Je suis très contente des hommes qui ont témoigné dans le documentaire et je les trouve très courageux car ils rendent aussi justice à la souffrance des hommes pris dans cette mentalité complexe et ancestrale.

M.R : Vous montrez en même temps des femmes qui jouissent d’une certaine liberté comme l’exemple de cette femme vétérinaire, ne pensez-vous pas que la société Kabyle ou Algérienne en général fonctionne à double vitesse malgré l’islamisation d’en haut du pouvoir et l’islamisation d’en bas des islamistes ?
N.Z : Il est vrai qu’on ne peut pas décrire la situation de la femme d’une façon homogène dans toute l’Algérie qui est un vaste pays plein de contradictions. D’un village à un autre les réalités sont différentes; c’est pour cela que j’ai choisi Linda, la vétérinaire du village pour illustrer ces contradictions. Linda a un père très ouvert qui a donné toute la liberté à ses sept filles. Alors Linda se déplace seule, sillonne les fermes de la région pour offrir ses services de vétérinaire mais Linda a travaillé très fort pour se faire accepter dans sa société et elle s’est imposée grâce à son ingéniosité et sa façon d’être comme elle le dit dans le film : «…je suis comme un homme…»
Alors chaque famille est différente. Il y a des familles qui laissent les filles étudier un peu, celles qui les laissent finir leurs études mais ne les laissent pas travailler de peur que les hommes ne les demandent pas en mariage et des familles, comme celle de Linda, où la femme est libre de travailler. Une fois encore, on parle d’études et de travail, vivre sa féminité est une autre histoire!

M.R: Dans ce documentaire certaines femmes semblent reproduire les rapports de la domination masculine consciemment ou inconsciemment. Dans une étude précédente menée par Bourdieu (1) en Kabylie exactement, cette reproduction des rapports de domination est attribuée au fait que l’« habitus sexué » (devenir homme ou femme) est déterminé par un inconscient foncièrement phallocentrique d’où le pouvoir auto- hypnotique du masculin. Est-ce que vous confirmez la thèse de Bourdieu, contestée déjà par beaucoup de féministes ?
N.Z : Je suis tout à fait d’accord avec cette thèse. Je crois qu’il y a un grand travail à faire sur les femmes car elles sont souvent, sans qu’elles se rendent compte, formatées par la domination masculine. Dans la façon d’élever les enfants par exemple, les femmes vont souvent donner des taches ménagères aux filles et pas aux garçons, elles vont responsabiliser les filles plus que les garçons, elles sont beaucoup plus exigeantes avec les filles plus qu’avec les garçons, toutes ces choses qui ne semblent pas si importantes ont un grand impact sur les enfants et sur leur conceptions des deux genres. Je crois que les femmes du monde entier n’ont pas fini de se débarrasser de la domination masculine.

M.R : Selon vous c’est quoi la part du legs arabo-islamique, qui s’est déjà sédimenté sur une tradition méditerranéenne connue pour son machisme, dans la perpétuation de la domination masculine en sachant que le Code de la Famille (2) est inspiré à 100% de la charia ?
N.Z : Je crois que la monté de l’islamisme dans nos société est un véritable pas en arrière pour les femmes car il ne s’agit pas d’un islam de la foi mais d’un islam politisé qui veut soumettre la femme à l’homme et le plus triste de tout cela c’est que ça marche. Dés qu’on brandit le drapeau de l’islam, les femmes acceptent tout. On y peut rien, c’est notre religion! Cette nouvelle façon de penser renforce nos traditions patriarcales et maintient les femmes dans un statut de petites filles qui dépendent de l’homme.
Heureusement qu’il y a un mouvement de musulmanes féministes à travers le monde qui font un véritable travail de relecture du Coran et rejettent l’interprétation patriarcale du livre saint. Elles acceptent d’être soumises à Dieu mais pas aux hommes et je crois que c’est un mouvement qui deviendra aussi important que les mouvements féministes d’ici.

M.R : La domination masculine n’est pas éternelle, avez-vous perçu un brin d’espoir chez les jeunes générations pour imposer une égalité de fait et en action ou des tentatives pour se frayer des lignes de fuite par-ci par-la ?
N.Z : J’ai remarqué que la jeune génération de filles ne se laisse pas marcher sur les pieds. Elles réussissent mieux à l’école que les garçons, elles sont de plus en plus nombreuses dans le monde du travail et occupent de plus en plus des postes souvent réservés aux hommes. Ces réussites, elles les payent chères car il y a un mépris ou une frustration des hommes qui ne réussissent pas autant et qui leur mènent la vie dure dans le milieu du travail surtout.
J’ai moins peur pour les générations plus jeunes car avec l’Internet et les moyens de communication, la planète devient de plus en plus petite et donc l’influence des idées de plus en plus facile .

M.R : Pensez-vous qu’il peut y avoir émancipation dans ces sociétés où la paupérisation et la précarité sont galopantes comme le montre implicitement votre documentaire, en un mot sans accès au travail, au logement peut-on s’émanciper même étant scolarisées ?
N.Z : On croit souvent que l’émancipation des femmes est plus facile dans les pays plus riches mais personnellement je crois que la situation économique favorable d’un pays n’est jamais une garantie de l’émancipation, le problème est souvent une question de volonté politique. Prenons l’exemple de l’Arabie Saoudite qui est un pays riche mais ou les femmes ont le moins de droits au monde, elles n’ont même pas le droit de conduire une voiture et il n y’a aucune volonté politique de changer cela. Par contre, Il y’a des pays arabo -musulmans comme la Tunisie, pourtant beaucoup moins riche, ou les femmes ont tout leurs droits.
Je crois qu’au delà de la situation économique, ce qui favorise l’émancipation de la femme c’est plutôt la démocratie. Cette volonté politique de faire participer la moitié de la population (les femmes) comme des citoyennes à part entière. Ce qui est triste à constater cependant, c’est que de tout les pays arabo musulman, il n y’a aucun pays démocratique. Cela nous laisse imaginer l’énormité du travail qui reste à faire pour les femmes de ces pays!

M.R : Comment a été reçu votre documentaire ici au Québec surtout par la communauté Kabyle ou Algérienne en général ?
N.Z : Le Voyage de Nadia a été très bien reçu ici, il a d’ailleurs gagné le prix Caméra au Poing octroyé par Droit et Démocratie et Courrier International pour les films engagés dans le cadre des Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal. Les gens sont très touché par les témoignages de ces femmes magnifiques, par la beauté de la nature en Kabylie, la belle musique et le coté poétique et profond du documentaire. Cependant, beaucoup de gens de la communauté algérienne, surtout des hommes, ont rejeté ce film, souvent sans l’avoir vu. Ils se sentent directement attaqués par le documentaire. Je comprends tout à fait ce malaise car c’est la première fois qu’on parle de sujets aussi tabous dans un documentaire. Beaucoup de films Kabyle, comme Machahu, La Montagne de Baya ou La Citadelle, ont parlé du «nif», ce code de l’honneur qui rend fou et des traditions violentes, mais c’était des films de fiction joué par des acteurs et actrices donc c’est plus acceptable Le documentaire est réel, les témoignages de femmes qui souffrent encore aujourd’hui en 2006 d’enfermement sont réels et donc il y a une dénonciation qui met beaucoup d’hommes et de femmes mal à l’aise. Des hommes qui ont des choses à se reprocher, le documentaire les met devant une réalité qu’ils n’aiment pas regarder de face; souvent aussi, une souffrance qu’ils ignoraient car ils ne se sont jamais mis à la place des femmes.

M.R : Qu'est ce qu'on peut faire à partir d'ici pour aider ces femmes en détresse comme Tounsia qui vit juste sous la lumière du jour ! et qui n'a même pas les moyens de soigner une dépression qui ne dit pas son nom ?
N.Z : Malheureusement, pas grand-chose, car on ne peut pas envoyer des ONG pour travailler avec les femmes de ces villages puisqu’elles sont de toute façon enfermées, de plus, comme dans la plus part des pays musulmans, le concept de féminisme à l’occidental est automatiquement diabolisé et perçu comme prélude vers la débauche. Le changement viendra de l’intérieur avec le grand nombre de filles éduquées mais les lois doivent changer le plus tôt possible pour permettre plus d’équilibre dans les relations entre les hommes et les femmes.
Je crois aussi que les pays qui font affaire avec des pays qui donnent très peu de droits aux femmes comme l’Algérie ou l’Arabie Saoudite doivent exiger que les femmes aient plus de droits, comme ils le font avec la Chine pour les Droits humain. Il y’a beaucoup de conditions pour qu’un pays adhère à des organisations onusiennes, je crois que l’ONU devra aussi exiger que les pays qui postulent pour adhérer à de tels organismes prennent leurs responsabilités en ce qui concerne les droits des femmes.

M.R : Quels sont vos futurs projets ?
N.Z : Toutes les injustices du monde me touchent, je suis très sensible à la situation des femmes et des enfants dans le monde mais présentement les problèmes d’intégration des immigrants me touchent beaucoup donc j’ai des projets dans ce sens mais rien de concret pour le moment.

Entretien réalisé par Rabahi Mabrouk


1-Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, coll. Liber.
2-Le code de la famille est le texte législatif imposé par le pouvoir algérien en 1984 sous la pression de l’islamisme montant, légiférant en matière de mariage, de divorce et d’héritage. Des articles de ce code consacrent explicitement le statut mineure de la femme , la polygamie, le droit restreint pour les femmes au divorce et à l’héritage...etc. Son abrogation constitue la principale revendication des associations de femmes depuis les années 80.En Tunisie la polygamie fut abolie en 1956 avec l’arrivée de Habib Bourguiba au pouvoir

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