Mouloud Idir est un  politologue canadien d’origine algérienne, membre de l’équipe du centre Justice et foi  et du collectif échec à la guerre, coalition québécoise opposée à la guerre et au militarisme. Il nous livre dans cet entretien son analyse sur la situation qui prévaut en Libye et dans la région.




Le régime d’El Gueddafi s’est effondré. Quel regard portez-vous sur cette Libye de l’après-El Gueddafi ?


En tant que démocrate et personne éprise de justice sociale et d’égalité, il est clair que si j’étais Libyen, je serais dans le camp de l’opposition au régime de Tripoli. Les avatars du régime libyen sont connus depuis longtemps, et les détracteurs de ce régime ne viennent pas soudainement de découvrir béatement les contours de cet autoritarisme, pas plus qu’ils ne découvrent la mégalomanie de cet oligarque. Ce que je crains désormais est que la population libyenne, qui a payé un si lourd tribut humain face à cette dictature, d’une part, et qui a enregistré d’énormes pertes civiles lors de l’expédition guerrière des grandes puissances, d’autre part - sous la houlette de l’OTAN - ne pâtisse dans la course au pouvoir entre les différentes fractions qui composent la rébellion.
Le soutien des grandes puissances occidentales à l’insurrection du Conseil national de transition libyen (CNT), lié aux services de renseignements étrangers ayant longtemps soutenu des régimes répressifs africains et arabes, risque d’hypothéquer les légitimes demandes populaires de démocratisation de la société libyenne. Les insurgés resteront redevables de leurs parrains impérialistes.
Face aux convoitises des lobbies pétroliers qui lorgnent les riches réserves libyennes, la vigilance impose d’alerter l’opinion maghrébine et africaine quant au risque d’implosion de ce pays. Je crains un scénario présageant un Irak-bis ou une polarisation à l’ivoirienne. En Libye, il est urgent de demander un cessez-le-feu, le retrait de l’OTAN et autres mercenaires de la Libye et la formation d’un gouvernement de salut national, pour assurer une transition vers la reconstruction et la démocratisation populaire.
Il importe d’exiger la transparence et le respect de la souveraineté nationale dans la gestion et l’exploitation des ressources pétrolières du pays. Le peuple libyen gagnerait à exiger qu’aucune base étrangère ne s’installe dans ce pays à l’issue de ce conflit.


L’Otan a joué un rôle majeur dans la destitution du clan El Gueddafi, c’est d’ailleurs la singularité de la révolte libyenne par rapport aux révoltes tunisiennes et égyptiennes. Que pensez-vous de cette intervention justifiée par les massacres perpétrés par l’ancien régime contre les populations civiles ?


Au Maghreb et ailleurs en Afrique, des bouleversements politiques et sociaux ont partout occasionné un regain d’espoir pour les droits et libertés politiques, notamment en Algérie, au Maroc, en Tunisie et ailleurs. Pays atypique de la sous-région, la Jamahiriya libyenne a longtemps résisté à l’ordre dominant sur les enjeux de souveraineté et procédé, malgré son autocratie répressive et souvent sanguinaire, à une redistribution sociale de la manne pétrolière. Mais l’ouverture et la libéralisation forcenée de la dernière décennie, au nom de l’enjeu sécuritaire anti-terroriste, et le contrôle migratoire vers l’Union européenne, en servant de gendarmes répressifs pour l’UE au mépris des droits humains, ont freiné l’expérience populiste et provoqué une dérive affairiste et oligarchique dans le sérail dirigeant. Alors qu’El Gueddafi finançait de façon louable à mes yeux, mais intéressée, un projet panafricain volontariste, il délaissait certaines de ses régions nationales, toujours rétives, qui ont profité du printemps révolutionnaire régional pour se rebeller.


L’impérialisme a instrumentalisé ces demandes légitimes de libertés politiques et provoqué la partition du pays et une véritable guerre civile. La France qui proposait son expertise pour mater la révolution tunisienne choisissait de mener l’expédition punitive contre le régime libyen. La résolution 1973, qui a argué défendre des populations civiles, dont nous attendons des enquêtes sérieuses pour prendre toute la mesure et l’ampleur des exactions, s’est aussi avérée être un subterfuge de l’OTAN pour renverser le régime local.
Les tueries du régime libyen sont indéniables et je ne lui trouverai pas ici de circonstances atténuantes. Je dis toutefois qu’un effet de propagande est ici à l’œuvre. On fera ici œuvre utile en répétant que le conflit libyen n’a rien d’exceptionnel. Il y en a beaucoup d’autres dans le monde, que ce soit à Ghaza, à Bahreïn (envahie par l’Arabie Saoudite) ou en RD du Congo. Dans ce dernier cas, nous étions dans le cadre d’une agression extérieure de la part du Rwanda et du Burundi.


L’ONU qui, depuis le Congo de Patrice Lumumba, n’en est pas à sa première ambiguïté en Afrique, contrevient à l’article 2(7) de sa charte qui proscrit l’intervention dans les affaires internes d’un pays, sauf si la paix et la sécurité internationales sont menacées. Il y a toujours deux poids, deux mesures ; il n’y a jamais eu de zone d’exclusion aérienne pour aller à la rescousse des millions de civils morts de la dernière décennie de pillage et de guerre en RD du Congo. La rapacité de l’ordre dominant s’échine à faire main basse sur le pétrole libyen, mais aussi à séquestrer des dizaines de milliards de dollars de fonds souverains – Fonds d’investissement libyen et non seulement la fortune des El Gueddafi – dispersés dans plusieurs multinationales européennes et américaines et quelques projets d’investissement et d’intégration (dont ceux en Afrique autour de 6 milliards). La caution apportée par la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies ou celle de la Ligue arabe ne pouvait servir à justifier l’intervention militaire contre la Libye. L’appui de la Ligue arabe à l’instauration d’une zone d’interdiction aérienne était ambigu dès le départ et l’organisation a tout de suite après rejeté les frappes militaires effectuées.


Quant à la décision du Conseil de sécurité, elle s’inscrivait dans la lignée du détournement des Nations unies observé depuis plusieurs années, alors que cette instance s’éloigne de plus en plus ouvertement de son rôle officiel de gardienne de la paix et de la sécurité pour plutôt légitimer les agressions des puissances occidentales – Etats-Unis en tête au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie centrale. Après nous avoir servi les arguments humanitaires et démocratiques pour l’intervention en Irak et en Afghanistan, nos dirigeants politiques, le gouvernement canadien actuel en tête, nous ont brandi cette fois l’argument que nous devions «venir en aide au peuple libyen». Une «aide» qui, en Irak, a entrainé des centaines de milliers de victimes innocentes et qui, en Afghanistan, ne cesse de faire de nombreuses victimes «collatérales».


Comment se profile à vos yeux la nouvelle carte du Maghreb ?


Le Maghreb sera le théâtre d’une lutte dialectique entre les forces qui aspirent à plus de démocratie et les forces du statut quo, voire de la contre-révolution. Les grandes puissances s’ajusteront en fonction des rapports de force internes. Depuis la Tunisie, on a assisté à une sorte d’effet domino immédiat au sein de l’espace maghrébin et proche-oriental, en raison des fortes demandes démocratiques et du rejet des régimes impopulaires et illégitimes inféodés à l’ordre dominant. La Tunisie a ainsi réhabilité à l’échelle maghrébine et aussi africaine l’impératif révolutionnaire initié par les luttes de décolonisation et entravé depuis par différentes forces internes et externes.


Plus que la carte, le scénario qui se profile consistera pour les peuples maghrébins à éviter que les forces de la réaction et du statut quo, en jonction avec des forces de l’extérieur, n’entravent ou n’infléchissent le processus démocratique en raison de la question de la dette, de la reprise de la croissance, des investissements étrangers, des difficultés de tenue des échéances électorales ou de l’enjeu sécuritaire.


Sur un plan géostratégique, il importe d’alerter l’opinion publique maghrébine et africaine en général en vue de dénoncer les tentatives des Etats-Unis d’ancrer un commandement militaire, l’Africom, à l’échelle du continent. Il faut aussi être vigilant face aux  entreprises privées de mercenariat qui activent en sous-main sur le continent africain. A mes yeux, cela se profile comme une sorte de mise sous tutelle des armées de ces pays par les grandes puissances, sous le fallacieux prétexte de logistique et d’encadrement. Il importe aussi dans une optique opposée au militarisme d’œuvrer au démantèlement des bases militaires étrangères à l’échelle du continent africain. Pour le moment, c’est le secret qui entoure cet enjeu. Suivons de près cette question en Libye.


Je répondrai maintenant du point de vue des aspirations populaires. A ce niveau, ce qui se profile est une réelle prise de conscience quant au fait que les régimes politiques locaux sont largement népotiques et illégitimes. Tout au plus, ces régimes ne peuvent que gagner du temps en vue de différer leur chute, inéluctable dans sa forme actuelle. Le Maghreb des peuples est une idée qui chemine largement au sein des populations. Je crois que c’est de façon fédérée et solidaire que ces pays pourront affronter les défis de la phase actuelle de la mondialisation et peser vis-à-vis de l’Europe et mieux résister face aux grands de ce monde. Pour cela, il faut que ces régimes — qu’il importe de construire - aient un réel ancrage populaire et ils doivent cesser d’acheter leur légitimité à Paris et Washington. Une telle légitimité, que je qualifie de néocolonialiste, ne leur octroie qu’un rôle d’allié subalterne dans le système mondial actuel. Elle ne consolide hélas que les circuits affairistes et quelques notabilités locales adossés à l’oligarchie militaire et aux services de sécurité.


Le Maghreb a pourtant la possibilité de multiplier par 10 le niveau de ses échanges économiques à l’échelle régionale à moyen terme. En ce sens, le potentiel du Maghreb est équivalent à celui des pays de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). Mais l’intégration à laquelle je crois doit être interprétée en termes d’alliance, de résistance et de solidarité entre peuples maghrébins et africains trop souvent spoliés et humiliés. Hélas, les élites locales ne pensent généralement qu’en termes d’ajustement et d’alignement dans la course en faveur d’une modernité qui asservit. Les élites sont, dans l’ensemble, fascinées par le modèle productiviste et consumériste et soucieuses de rassurer et de séduire les grandes puissances.


Comment analysez-vous  la position algérienne qui tarde à reconnaître le CNT ? Et quelle place lui sera réservée dans ces bouleversements qui touchent la région ?


Je vous rappelle qu’au sein de l’Union africaine (UA) et ce, jusqu’à ces deniers jours, seuls le Sénégal et le Botswana ont reconnu le CNT. Dans le cas du Sénégal, le président Abdoulaye Wade lorgnait le soutien de Sarkozy pour tripatouiller la Constitution pour se maintenir au pouvoir. Il lui a donc montré patte-blanche. Je vous rappelle que même l’Afrique du Sud, qui a pourtant appuyé la résolution 1973 du Conseil de sécurité — suite à de grandes pressions de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis — n’a cessé de dénoncer les embûches dressées par l’OTAN devant les différentes formes de médiation politique initiées par l’UA. Pour tenir tête aux grandes puissances, il faut être crédible et irréprochable sur le plan interne. L’Algérie entrera dans les rangs, c’est une question de temps.
Ce régime a trop à perdre, il a besoin du satisfecit de Paris. Le plus important est toutefois le sentiment de la population algérienne. Celle-ci a condamné la position d’El Gueddafi et déploré le comportement officiel algérien. Elle a tout autant condamné l’agression militaire contre la Libye.
C’est cette lucidité devant la complexité qu’il me semble important de souligner.


Source: El Watan