Le 18 août 1994 une Algérienne de 24 ans débarque en Amérique du Nord dans l’Etat de l’Alaska, laissant derrière elle un pays paralysé par les crimes qui font honte d’appartenir à l’être humain. Elle a une grande envie de s’en sortir après avoir tout laissé tomber. De l’Alaska à la Floride en passant par l’Etat de l’Oregon, une aventure unique qui commence au milieu de l’océan Pacifique sur les bateaux de pêche à Dutch Harbor, pas loin de l’océan glacial Arctique.

A l’étranger ce n’est pas facile de recommencer tout à zéro lorsqu’on s’exile avec des sentiments et des repères difficiles à évacuer. Les choses semblent à notre portée mais en réalité elles se concrétisent difficilement.

Malika Preure a quitté l’Algérie à l’âge de 24 ans pour l’Alaska. Chanceuse, son nom a été sélectionné en 1993 dans la loterie d’émigration organisée chaque année aux Etats-Unis. Comme beaucoup d’Algériens, elle a tenté sa chance sans trop y croire. C’est une loterie sur laquelle on place beaucoup d’espoir. Le monde entier la sollicite annuellement. Ca tombe bien mais dans un contexte difficile, la majorité des Algériens quittent le pays pour des raisons sécuritaires.

Surprise et indécise à la fois sur son avenir en apprenant la nouvelle, elle opte enfin pour l’émigration au bout de quelques semaines de réflexion. Le choix n’était pas facile pour Malika qui reconnaît que «la décision de partir était difficile, parce que, dit-elle, je gagnais bien ma vie à Alger». C’est une femme seule qui, malgré son courage, prend des risques énormes en abandonnant un travail bien rémunéré à l’hôtel Hilton. A l’exception des parents, d’une soeur et d’un frère, la plupart des membres de sa famille sont en Amérique du Nord. Deux soeurs à Montréal, Hadjira et Fatima-Zohra, et un frère, Ahmed, à Anchorage.


Elle quitte Alger le 18 août 1994. A cette époque, le pays est paralysé par les attentats et les assassinats. Un sondage publié par les médias algériens nous apprenait que 80% des victimes du terrorisme n’ont jamais été menacées. Cinq jours après son départ, le 23 août, Rabah Stambouli, professeur d’université, est tué a Tizi Ouzou. Le même jour, les forêts brûlent en Kabylie et à Lakhdaria, 240 000 hectares anéantis en quelques jours.

Après deux escales, dont un à Seattle (USA), l’Alaska est la première destination de l’Algérienne avant d’aller vivre aux Etats-Unis en 1995. A son arrivée, l’euphorie sur le sort s’empare d’elle au moment de fouler pour la première fois le sol du pays d’accueil, un mélange de fascination et de soulagement teinté par l’accomplissement d’un rêve inespéré. C’est la facture de la vie qui lui réserve des situations imprévues. Une foule de questions traversent son esprit les premiers mois à Anchorage. Elle profite pour connaître la ville et communiquer avec des gens, une occasion pour perfectionner la langue de Shakespeare. A Alger, elle avait pris des cours d’anglais à l’ambassade des Etats-Unis. Entre-temps, elle fait de la cuisine et passe son temps à chercher du travail.

L’Alaska est un immense Etat qui fait 3,3 fois la superficie de la France, le plus grand Etat des Etats-Unis qui a été acheté par le Président Andrew Jackson en mars 1867 au tsar de Russie pour la somme de 7,2 millions de dollars. L’économie est basée sur le pétrole, le gaz naturel, les mines d’or et l’industrie de la pêche et du tourisme. En 1989, la catastrophe du pétrolier «Exxon Valdez» qui a pollué environ 288 kilomètres de côte a coûté la vie à de nombreux animaux marins dans la baie de Prince William Sound.
Elle saute sur la première occasion qui s’offre à elle, un travail dans le «Northern Hawk» (le faucon du nord). Un bateau-usine de pêche qui sillonne l’océan Pacifique de l’Alaska à la Californie, un long voyage éprouvant moralement de deux mois et demi. Sur les bateaux de pêche, les employés sont soumis à un régime de travail infernal. Ils sont coupés du monde, pas le temps d’écouter ni de regarder la télé même s’ils en ont droit. De toute façon, ils n’ont pas le temps, selon Malika. «On travaille six heures et on s’arrête six, mais parfois on fait des heures supplémentaires». En plus de ça dans le cas de l’Algérienne, le mal de mer et du pays conjuguent leurs efforts pour lui rendre la vie désagréable. «C’était très dur mais alhamdou li Allah, ça m’a permis de construire ma personnalité et d’apprendre la persistance, le sérieux, de comprendre l’importance d’avoir un but dans la vie et de travailler dur pour l’obtenir».

L’embarquement dans les bateaux de pêche se fait à partir de Dutch Harbor, c’est un port situé dans l’archipel Aléoutien à l’ouest de l’Alaska, illustré d’une manière remarquable dans un reportage (Dutch Harbor), réalisé par deux Américains et diffusé en 2004 en Amérique du Nord. Dans le catalogue de présentation, on pouvait lire la description suivante: «C’est aujourd’hui l’un des plus importants ports internationaux, à partir duquel les pêcheurs s’aventurent dans la mer de Béring, affrontant par un froid glacial des vagues de plus de dix mètres». Voilà pour avoir une idée de l’endroit où travaillait l’Algérienne. Du point de vue de l’Histoire, l’île a servi de base à l’armée américaine lors de la Deuxième Guerre. Elle a aussi survécu, le 3 juin 1942, à un raid aérien japonais.
La compagnie qui a engagé l’Algérienne lui a payé le billet d’avion jusqu’aux îles Aléoutiennes. Une fois arrivée à destination, un des responsables du bateau l’a reçue ainsi que plusieurs employés venus, selon Malika, de Seattle, de Phoenix en Arizona et même de Los Angeles en Californie. Le groupe a passé la nuit dans des locaux appartenant à la compagnie.

L’Algérienne se retrouve dans un monde auquel elle n’a jamais pensé y être. Depuis son arrivée, elle est hébergée chez son frère Ahmed. Ses économies diminuent au fil des jours. Le travail est l’occasion de changer et de gagner de l’argent, son rêve est de partir vers le sud. C’est une expérience de plus qui va lui rapporter environ 4.000,00 $. L’avantage dans ce genre de travail est qu’on est nourri et logé gratuitement durant la durée du contrat. Le bateau est immense, une grande usine qui flotte sur la surface de l’océan. Les employés n’ont pas le choix une fois embarqués, personne n’a le droit d’abandonner, le bateau ne fera pas demi-tour à cause d’une seule personne.

Sur le bateau, la cohabitation est cordiale. Les employés n’ont aucune idée du pays d’origine de l’Algérienne, «ils ne connaissent même pas l’Algérie, dit-elle». Pourtant, à cette époque, le monde entier a les yeux braqués sur nous, les nouvelles en provenance de l’Algérie crèvent l’écran. La nouvelle de l’assassinat du cheb Hasni, survenu quarante jours après le départ de Malika de l’Algérie, avait pourtant fait le tour du monde.

Après 14 mois passés à Anchorage, Malika quitte l’Alaska en octobre 1995 pour Portland dans l’Etat de l’Oregon. Elle a refusé une offre d’emploi permanent de la compagnie des bateaux de pêche qui lui proposait un salaire intéressant et un poste de superviseuse. Les premiers mois, elle est hébergée chez Kelly, une amie américaine qu’elle a connue en faisant du marketing pour une boîte de produits de santé. Au bout de dix jours, elle trouve du travail et quelques semaines plus tard un logement.

A Portland, elle commence une autre vie. Son arrivée coïncide avec l’accueil des exilés bosniaques, victimes de la guerre dans l’ancienne Yougoslavie. L’occasion pour l’Algérienne de s’impliquer dans l’humanitaire et de donner un coup de main aux associations caritatives et aux mouvements des réfugiés. C’est durant cette période qu’elle va connaître beaucoup de personnes qui vont l’aider à supporter sa peine suite au décès de son père.

Un soir, tard dans la nuit, pendant que Malika dormait, une voix surgit du noir et glisse dans sa mémoire une mauvaise nouvelle: «Mohamed, ton père, est mort, Allah Irahmou». Malika tarde à réagir à la triste voix, elle ne veut pas croire ce qu’elle vient d’entendre dans l’obscurité. Allongé sur son lit dans un état de ni sommeil ni réveillée, elle pense qu’elle a rêvé de ça dans un sommeil cauchemardesque. Elle y pense tellement ces derniers jours à l’état de santé de son père que son cerveau peut lui jouer un mauvais tour. Elle vient tout juste de terminer ses examens universitaires qui coïncidaient avec la fin du mois de Ramadhan.

Elle hésite encore à décrocher le téléphone. La triste nouvelle est peut-être enregistrée sur le répondeur ? Si mon père est vraiment mort, pourquoi mes soeurs ne m’ont-elles pas appelée de Montréal et melbled, se demande-t-elle. Elle n’est pas rassurée par ses propres arguments, elle se lève de son lit brouillé et déclenche enfin le répondeur. Deux messages, l’un de Montréal et le second de l’Alaska font exploser ses doutes. D’abord, Ali, son beau-frère lui avait laissé un message vers 4h00 du matin qu’elle n’a pas entendu et le second était réellement celui de son frère Ahmed.

De l’Alaska, de l’Oregon et du Canada, tout le monde va converger vers l’Algérie pour des retrouvailles douloureuses. Mais au moment où elle se rend compte du drame, à Alger, le cortège funèbre est déjà sur le chemin du retour. Comme Malika, des milliers de personne, coincées par l’éloignement et le décalage horaire, vivent des situations difficiles à l’annonce du décès d’un parent. Dans ces moments pénibles, le Livre saint est son seul refuge, elle récite quotidiennement les versets coraniques. Son père est mort par un vendredi, un jour béni par les prières et la miséricorde. Sa peine est accompagnée par un sentiment de soulagement et de fierté. Les musulmans du monde entier souhaitent mourir et être enterrés par un vendredi.

«Je n’ai pas pleuré tout de suite, j’étais toujours sous le choc de la nouvelle. J’ai nettoyé ma maison avant d’appeler mon frère et communiquer la nouvelle à mes amies qui, à leur tour, ont annoncé la nouvelle à la mosquée, vu que c’était un vendredi et qu’ils allaient partir pour El-Joumouâ», raconte Malika. C’est au téléphone qu’elle a éclaté en larmes en communiquant la nouvelle à ses amies. Le même jour, elle a reçu un monde incroyable chez elle, essentiellement des femmes et des représentants d’associations, venus l’encourager et l’aider à lire le Coran sur l’âme de mon père. Elle s’est rappelée, dit-elle, du hadith du Prophète (QSSL) qui dit que lorsqu’un musulman meurt, il laisse trois choses:

1) Sadaqa jariya,

2) Un savoir dont va bénéficier l’humanité,

3) Et un enfant pieux qui prie pour lui.

J’ai rencontré Malika Preure à Montréal le 2 juillet 2004. Mariée, elle vit aujourd’hui à Orlando avec son époux Raouf, un Algérien qu’elle a rencontré à Portland par l’intermédiaire de Meriem, une amie qui réside actuellement au sud des Etats-Unis. Ils se sont mariés au mois de Ramadhan 2003 devant l’imam de la mosquée de Portland avant d’aller vivre en Floride. Titulaire d’une licence d’expertise en finances et management obtenu à l’université de Portland, Malika compte poursuivre des études pour l’obtention d’un PhD en finances. Elle est enceinte et compte d’abord se consacrer entièrement à la naissance de son premier enfant dans les prochains mois. Un enfant qui ignore l’aventure et le courage de sa mère qui est âgée aujourd’hui de 34 ans.