Cher père bien aimé, je suis désolé et navré de m’être emporté irrespectueusement sur ta mémoire de martyr, et ce, en public et sur les ondes du 102.3 FM à l’émission Montréal Labess.  Je suis attristé et chagriné surtout, parce que je l’ai fait au lendemain de la commémoration du cinquantenaire par mes compatriotes vivant sur le sol de Samuel de Champlain. Avec mon intervention radiophonique, j’ai coupé court le plaisir et le bonheur de savourer la réjouissance d’un cinquantenaire tant attendu.


Je me rappelle à peine de ta silhouette et je n’en ai aucun souvenir de t’avoir vu prendre les armes et gagner le maquis aux côtés de tes sœurs et frères afin de libérer mon Algérie. C’est ta veuve épouse, ma mère, qui m’a raconté la vaillante histoire de ta bravoure héroïque. J’ai grandi orphelin entre plein de copains bien nantis et possédant un père.  Souvent ces pères ont les appelait, communément moudjahid. À l’inverse, on m’appelait le fils de Chahîd1, l’opportuniste du système et parfois le bébé là-là  de la révolution.

Ma mère jouait ton rôle et le sien.  Elle n’arrivait pas à joindre les deux bouts avec l’insignifiante indemnité qu’elle recevait de mon Algérie que tu as libérée.  Elle a réussi à se caser comme femme de ménage, auprès des papas des copains (autrefois on l’appelait bonne à tout faire et même boniche).  Ces anciens combattants avaient les moyens de se payer des bonnes servantes bien expérimentées.  J’exploitais sa présence, chez les gens, et je l’accompagnais pour profiter et jouer dans la prospérité et l’abondance du bien-être social.

À l’âge adulte, je suis allé remplir l’obligation du service national.  Deux années à Tinzaouatine loin de la Barça et proche de la famille de Seydou Keita.  Mes copains ne l’ont pas fait à cause du statut de leurs pères.  Ils ont bénéficié d’une exemption et ont été dispensés de cette corvée.  Tu n’étais pas là avec moi pour me prévaloir de ce privilège.  Ma mère a essayé, tant de fois, et ton statut de mort au champ d’honneur ne l’a pas vraiment soutenu.

Sur le marché du travail, mes diplômes et certificats m’ont permis d’occuper un simple poste d’agent de bureau que les papas de mes copains m’ont débrouillé grâce un généreux coup de pouce.  Tu n’étais pas là pour me placer dans la haute sphère comme mes copains, mon statut de fils de mort au champ d’honneur ne m’a pas épaulé.

J’ai essayé de me tailler une place à la hauteur de mes compétences, loin de mon Algérie.  J’ai tenté l’étranger en demandant des visas, mais tous mes efforts ont embrassé un mur et mes démarches furent sans succès.  Avec le même passeport vert que je possède, mes copains allaient, revenaient et traversaient la méditerranée sur des ailes en première classe.  Tu n’étais pas là et mon statut de fils de Chahîd, mort au champ d’honneur, ne m’a pas servi.

Pour réaliser mon rêve, je n’avais pas d’autres choix que de prendre place à bord d’embarcations de fortune et me jeter sur les rives de l’île de Sardaigne. L’errance et le vagabondage devenus repères d’un sans-abri sans statut dont le sacrifice et le don-de-soi du père pour offrir une allégeance à l’indigène n’ont été d’aucun secours. Et tu n’étais pas là, et ton martyrisme  ne m’a pas secouru.

Je ne peux pas te raconter comment je suis arrivé au pays de la neige et de l’érable, car c’est une longue histoire méritant des veillés autour d’un bon thé sur un tapis de sable.  Je peux te dire par contre, que j’ai mérité un traitement royal, une considération courtoise et un savoir-vivre convenant.  Le plus beau dans tout cela, tu n’étais même-pas présent et je n’avais pas besoin d’évoquer le martyr mort au champ d’honneur, car cette terre d’accueil, besogne selon les critères du mérite.

Cher père, je mène ma vie en conduisant un taxi.  Je sillonne les rues de Montréal, jours et nuits, été et hiver.  Je contemple le développement et j’observe le progrès à vue d’oeil.  À chaque instant, les transformations que vit le pays me poussent à actualiser mes repères routiers et mes références touristiques.  À chaque mise-à-jour, je te pleure, je pleure les martyrs, je pleure mon Algérie et je pleure le millier de moudjahid honnête sombrant dans l’anonymat et l’indifférence.

Je m’ennui de ton absence, tu me manques énormément, twahachtak bezaf, khaqegh fellak bezef.  Je regrette d’avoir dit que l’indépendance on ne l’a pas gagné et j’ai, également, quel blasphème,  affirmé qu’elle nous a été octroyée! Je désapprouve et je me mors les babines d’avoir dit que si jamais tu te réincarneras, je te tuerai ou je t’enterrerai vivant.  Je l’ai dit et j’ai de l’amertume maussade de l’avoir pensé, mais tu n’étais pas là pour me corriger et me faire rappeler que tu as donné ta vie au champ d’honneur.

Cher père, le pays a fait des grandes réalisations depuis son indépendance il y a de cela cinquante ans. En contrepartie, le peuple vit toujours sans essor et dans la profonde misère.

Cher aïeul géniteur, nous sommes arrivés à nous entretuer, à nous détester et à nous hair. Nous avons développé entre nous, l’algérianophopie, l’amazighophobie, la wahranophobie, l’arabophobie et pire encore, le Sahara qui nous nourrit, n’a pas fait exception de la règle d’atteindre l’apothéose de la sahraphobie.

Tellement noyé dans mes émotions, je me suis trompé dans mes propos, car ce que je voulais dire, en fait, si jamais une réincarnation survenait, tu demanderas, toi-même, d’être tué à nouveau pour retourner te reposer éternellement.

Repose en paix cher père et sache que trente-cinq millions d’algériens te disent merci pour ton sacrifice et ta générosité exemplaire.

Houari Weldmaraval

1-Les fils de chahîd sont les “ayant droit” dont les parents se sont sacrifiés la vie pour la libération de la patrie.